dimanche 28 novembre 2010

Attention Dieu méchant

Beware of God, en version originale, est un recueil de nouvelles juives : une sorte de commentaire sur l’alliance entre Dieu et le peuple élu, et la façon dont ils se gâchent mutuellement la vie. Je ne sais pas trop si, comme l’indique la quatrième de couverture, ce recueil « soulève des questions fondamentales sur la condition humaine et son besoin d’interdits ». Je ne suis pas sûre non plus qu’il s’agisse à proprement parler d’histoires « jubilatoires, iconoclastes et hilarantes » (comment une histoire s’attaquant au dieu des Juifs pourrait-elle être iconoclaste, d’ailleurs, vu les précautions que Yahvé a prises dans ce domaine ?). En fait, elles ne m’ont pas tellement fait rire. Sauf deux (sur quatorze, car bien sûr, il y en a quatorze ; tout autre nombre qu’un multiple de sept était inenvisageable).

Le dilemme du prophète met en scène un malheureux cadre intermédiaire à qui Ha Chem donne des ordres apparemment dénués de sens : construis un autel et fais-moi des sacrifices, bâtis une arche, etc. La divinité ne semble pas se rendre compte des problèmes de voisinage que posent les sacrifices d’animaux dans les jardins et se révèle vétilleuse sur des questions pratiques de portée apparemment limitée, comme celle de savoir de quel bois on fait les arches. Le prophète désigné finit par envoyer braire son Créateur : c’est donc une histoire qui finit bien.

Quelle horreur d’être Créateur est ma préférée : Epstein a construit un golem qui le sert avec exactitude et dont il est fort content. Les choses se gâtent quand il produit un second golem qui se met aussitôt à débattre interminablement avec le premier du sens des commandements et de la portée de leur formulation exacte ; ce pilpoul incessant et le souci bien compréhensible des golems d’extraire tout le sens possible de la parole divine les empêche évidemment de remplir leurs tâches domestiques et, après une sanglante guerre de religion, la maison désertée par Epstein excédé finit plus ou moins par s’écrouler sur leurs têtes.

Il me semble que ça se passe de commentaire, non ?

Attention Dieu méchant, Shalom Ausländer, 2005
Trad. Bernard Cohen

La voleuse d'hommes

Pour Margaret Atwood, les femmes ne sont pas des hommes comme les autres. En dehors d’Oryx and Crake, roman d’anticipation qui décrit l’auto-destruction d’une sorte de société 2.0 aussi antipathique que vraisemblable, tous les romans que j’ai lus d’elle sont construits autour de personnages agressivement féminins. Les hommes sont lâches, volages, fragiles, menteurs, éventuellement morts ; en tous cas, inutile de compter sur eux. Ce sont les femmes qui ont du poids, de l’épaisseur, de la constance ; c’est à travers elles que les histoires se racontent. Ajoutez à cela un petit penchant de Margaret Atwood pour l’irrationalité qui se manifeste parfois au travers de personnages centraux franchement désaxés – l’extraordinaire héroïne d’Alias Grace ou la narratrice névrosée de The Edible Woman ; la Voleuse d’hommes, qui tient son titre d’un personnage maléfique aux personnalités multiples et apparemment doté de plusieurs vies, renforce ce climat par une structure ternaire qui évoque les récits issus de traditions orales (trois femmes, trois trahisons), et en prend décidément l’aspect d’un conte de fées. Ou d’un conte de femmes ? car au fond, de Peau d’Ane à Blanche-Neige, les contes de fées sont bien souvent d’horribles histoires de bonne femme.

Comme un conte de fées en tous cas la Voleuse d’hommes, au demeurant bien écrit et d’une lecture agréable, peut décevoir un peu le lecteur auquel elle ne propose, une fois refermée, aucun axe de réflexion, aucune question. On s’attend à autre chose de la part de Margaret Atwood, et peut-être a-t-on tort, en l’occurrence. La Voleuse d’hommes pourrait être un texte purement cathartique, ou une sorte de conjuration : un tombereau d’angoisses féminines déversées telles quelles, et un happy end un peu rapide pour boucler l’affaire. Cela n’en fait certainement pas le meilleur Atwood, mais cela reste un témoignage de l’exceptionnelle maîtrise de cet écrivain, capable de se confronter avec une certaine efficacité à un genre aussi désuet.

La voleuse d’hommes, Margaret Atwood, 1993
Trad. Anne Rabinovitch

"Quelles références historiques pour la crise actuelle?"

(c'était une question posée par Le Monde à qui voulait bien y répondre. J'y ai répondu, et ça m'ennuierait de perdre ma réponse, donc je la recolle là).

Quelles références historiques pour la crise actuelle ? Mais d’abord, quelle étrange question !

S’appuyer sur des références historiques pour analyser une situation actuelle est une tentation classique – au sens fort de ce classicisme pour lequel l’antiquité constituait une référence indépassable. Ignorer l’histoire, dit-on, c’est se condamner à la répéter. Or si ignorer l’histoire en effet c’est se priver de clés de compréhension de la littérature, de l’architecture, de l’esprit des institutions et du génie des civilisations, si la connaissance de l’histoire est indispensable pour déchiffrer la pensée et le discours politique en général, elle est parfaitement inutile pour comprendre ce qui dans le présent ne relève pas du discours.

En premier lieu, parce que cette foi dans une Histoire quasi-prédictive est totalement anti-scientifique. Etablir, comme l’a tenté Marx, des lois historiques sur la base de l’expérience humaine est une démarche hasardeuse, notamment parce que ladite expérience n’est pas reproductible. Sait-on jamais, quand on déduit de l’histoire de la Révolution française qu’une crise financière conjuguée à une crise de légitimité des institutions conduit à un bouleversement social, culturel et institutionnel, si l’enchaînement de cause à effet se trouve bien là où on le voit ? On ne le sait pas et on ne peut pas le savoir, puisqu’il est impossible d’isoler et de faire varier les données du problème. Post hoc, ergo propter hoc : c’est tout le raisonnement que l’on fait en l’occurrence. N’a-t-on pas négligé un facteur, par exemple le rôle de certaines individualités ? l’enchaînement de cause à effet ainsi postulé se reproduirait-il si les circonstances n’étaient pas exactement les mêmes ? En bref, ces évènements ont-ils la moindre pertinence, rapportés à ceux qui nous occupent aujourd’hui ? J’en doute.

Que le culte de la référence historique soit inepte passe encore, mais il est de plus, malheureusement, contre-productif. L’usage d’une grille d’analyse totalement impropre entrave la réflexion et conduit à des discours purement absurdes : ainsi l’assimilation au port de l’étoile jaune de toute pratique potentiellement discriminatoire, alors même que le contexte institutionnel et culturel est radicalement différent, relève de tout autre chose que d’une démarche rationnelle. Il faut souhaiter qu’on ne prenne jamais de décisions sur la base de pareils arguments. Pis encore, l’usage de la référence historique en politique aggrave de fait la tendance à la « mémorialisation » de l’histoire. La mémoire, au sens du tristement célèbre « devoir de mémoire », c’est l’utilisation de l’histoire à des fins morales. Cette tendance n’est pas neuve : on a vu tout au long du XXème siècle les historiens s’affronter sur un terrain politique autour de la Révolution Française, chacun et les marxistes en premier lieu s’efforçant de lui donner un sens qui conforte sa propre vision, non du passé, mais de l’avenir. La violence, au moins verbale, de ces combats autour d’évènements dont on soupçonne au demeurant que malgré les nombreuses interprétations dont ils font l’objet, ils restent largement inconnaissables, montre le poids de l’enjeu. Hélas, cette démarche de « mémorialisation » a deux effets pervers. D’une part, et c’est son but, elle alourdit considérablement le climat affectif autour de la référence historique : celle-ci, loin de constituer un argument rationnel, devient une manipulation émotionnelle. D’autre part, parce que le citoyen est moins sot qu’il n’en a l’air, elle suscite chez certains une méfiance qui tourne parfois à la complotite aigüe : c’est ainsi que la loi Gayssot sur la négation de l’Holocauste a renforcé tant la crédibilité des révisionnistes, bien que celle-ci ne résiste pas à un examen plus approfondi, que leur position morale, puisqu’ils se présentent depuis lors en martyrs de la liberté de pensée.

Enfin l’usage systématique de la référence historique en politique comporte en germe un aspect profondément pervers et antagoniste à la conception moderne de l’individu. La référence historique est d’une certaine façon un appel à user d’un héritage comme d’un argument. J’entends bien que ce n’est pas le cas lorsqu’elle est introduite à des fins d’analyse. Mais le glissement est rapide de l’analyse à l’appropriation, et on voit surgir dans les débats des phrases comme « mon grand-père était résistant » (sous-entendu, pendant que le vôtre s’adonnait à de vichyssoises turpitudes) : énoncé qui non seulement n’a aucune pertinence mais en plus se réfère implicitement à une conception de l’individu comme porteur de droits et devoirs, fussent-ils seulement moraux, créés par le hasard de sa naissance.

De la même façon que les internautes décernent le « Point Godwin » au premier qui fait référence aux Nazis dans un fil de discussion, la référence historique devrait disqualifier celui qui l’utilise dans une analyse politique. Non pas évidemment quand il s’agit d’employer, pour exprimer une idée, les mots d’un prédécesseur qui l’aura parfaitement formulée ; non pas quand il s’agit de rappeler des faits pour mesurer le chemin parcouru ; mais quand il s’agit de soutenir un point de vue, de défendre une ligne d’action. Le passé peut aider à lire la pensée ou le discours de ceux qui s’y réfèrent ; certainement pas à déchiffrer l’évènement lui-même.

samedi 27 novembre 2010

La Puissance et la Gloire

La Puissance et la Gloire est l’histoire de l’un de ces personnages contradictoires comme semblent les adorer les écrivains catholiques, de Mauriac à Bernanos. C’est un prêtre indigne, alcoolique et père d’une fillette bâtarde, que l’on suit à travers une errance misérablement héroïque dans le Mexique de années 1930, gangrené par la misère et où l’Eglise est devenue hors-la-loi. Déclaré traître et menacé de mort, le prêtre manque par deux fois trouver la sécurité en quittant le pays : à chaque fois, appelé (d’ailleurs inutilement) au chevet d’un mourant, il renonce à cette chance de salut.

Le récit n’avance en fait que par ces deux épisodes qui font la première et la troisième partie du livre : toute la deuxième partie montre le prêtre tournant en rond sans espoir et apparemment sans but, pratiquement sous le nez du lieutenant qui le cherche dans tout le pays. On le voit disputant un os à un chien, échouant à se procurer du vin pour la messe, passant une nuit en prison ; tout ceci ne fait guère progresser l’histoire, mais impose peu à peu au lecteur ce personnage dérisoire et tenace, sa foi inconditionnelle en la grandeur de son ministère et la conscience de son indignité.

Le prêtre mourra, bien sûr, en victime de sa foi ; cependant le roman ne se lit pas comme la défense d’une Eglise de chats-fourrés qui, après avoir exploité ces Mexicains pouilleux et les avoir entretenus dans l’idée que leur condition était dans l’ordre voulu par Dieu, les ont abandonnés devant les persécutions d’un gouvernement athée. On adhèrerait bien plus facilement au point de vue du lieutenant qui poursuit le prêtre : homme sincère, désintéressé et énergique, et non dépourvu de bonté, il hait cette Eglise qui a contribué à la misère de son peuple. Son erreur est sans doute de la poursuivre dans un homme. Mais enfin tout ceci est terriblement catholique ; que de questions inutiles, finalement ! ce pauvre homme de prêtre est torturé par son indignité ; après tout elle ne fait de mal à personne. Ce n’est évidemment pas le message de Graham Greene qui fait ici de la conscience de l’indignité la condition de la sainteté, mais au total, on se fatigue de ces tourments sans objet.

Il n’en reste pas moins que la Puissance et la Gloire est remarquablement écrit, avec une grande force d’évocation. Ces mouches partout, cette chaleur, cet abrutissement général, la laideur et la mesquinerie des gens, l’absurdité de tout effort sont restitués de façon obsédante, notamment par l’intervention dans le récit de personnages secondaires européens (le dentiste Tench et le capitaine Fellows) au cerveau cotonneux, incapables de suivre le fil de leurs idées. Les personnages mexicains, eux, sont opaques : le récit ne traduit jamais leur pensée, à l’exception de celle du prêtre qui, d’ailleurs, parle anglais et a fait ses études aux Etats-Unis. Le lecteur se sent ainsi, à la remorque de ces Européens écrasés par la crasse et la chaleur, à la fois étranger et enfermé dans ce monde hostile et indéchiffrable ; au-delà de la réflexion sur le salut et le péché, dont on peut se sentir, à force, un peu fatigué, la Puissance et la Gloire est une plongée fiévreuse dans l’autre et l’ailleurs, ce qui suffit à en faire un excellent roman.

La Puissance et la gloire, Graham Greene, 1940
Trad. Marcelle Sibon

samedi 20 novembre 2010

Le Maître de trope

Le Maître de trope est un bizarre roman de Chaïm Potok, dans un registre qui ne semble pas lui convenir merveilleusement : ses thèmes de prédilection, le lien avec le père et le poids des héritages individuels et collectifs, sont ici traités dans un format très bref au travers de deux entretiens entre le personnage principal et sa voisine.

Benjamin Walter, universitaire américain et spécialiste reconnu des questions militaires et stratégiques, entreprend d’écrire ses mémoires et bute sur les premières années, dont il ne souvient que de façon fragmentaire. L’arrivée d’une nouvelle voisine, une femme seule auteur de nouvelles vaguement fantastiques, le trouble d’autant plus que sa propre femme, malade du SIDA, traverse à ses côtés une agonie au long cours. Cette Davita, amicale et perspicace, le poussera à retrouver les souvenirs qu’il ne sait même pas avoir enterrés : le père, émigrant d’Europe Centrale qui a fait la Première Guerre mondiale du mauvais côté ; son ami de toujours, le maître de trope, ravagé par la guerre et le souvenir de la désertion (la sienne ? celle du père ?) qui retourne en Europe au début de la guerre pour y régler ses comptes avec son histoire ; Benjamin lui-même en 1944, protégé infailliblement, de l’Atlantique aux Ardennes, par les conseils subliminaux du maître de trope disparu, qui l’amènent pour finir devant un camp bourré de cadavres, dont certains encore vivants lui demanderont pourquoi il a tant tardé.

Rempli de personnages trop sommaires – comme le collègue juif de Walter, rescapé des camps et s’exprimant uniquement par références à Auschwitz – et d’ellipses déconcertantes, le Maître de trope tourne un peu à la nouvelle de Stephen King quand l’épilogue montre Benjamin dérangeant la mystérieuse Davita , incompréhensiblement devenue obèse et fort peu civile, alors qu’elle écrit nuitamment face à la fenêtre de notre héros qui s’aperçoit alors soudain lui-même dans son bureau de l’autre côté du jardin.

En bataillant parmi les métaphores, on peut supposer que cette enflure maléfique trahit un processus de création vaguement organique qui transforme Benjamin et ses confidences paranormales en aliment pour sa prolifique voisine. Benjamin serait une proie d’autant plus facile qu’il est entièrement reconstruit, ayant mis ses premières années de petit Juif enfant de déserteur sous le boisseau pour conserver sa vie durant la posture de l’Américain qui contrôle le monde par les armes. Le titre lui-même, si l’on veut bien chercher la petite bête, rappelle cette substitution d’identité, le trope (n.m) étant 1) une figure de rhétorique par laquelle un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre 2) chez les Hébreux, le nom d’un signe musical. Benjamin serait-il détourné de son sens propre, par lui-même, et avec maîtrise encore ? Enfin, la fable est un peu trop entortillée pour qu’on la goûte.

Le maître de trope, Chaïm Potok, 1994
Trad Jean Pierre Quijano.

lundi 15 novembre 2010

La Princesse de Montpensier

La Princesse de Montpensier est adapté de la première nouvelle qu’a publiée Madame de Lafayette, à la fin du XVIIème siècle. Il s’y empile donc sur l’histoire de Marie de Montpensier et de ses quatre soupirants plusieurs couches de décalage historique, entre un XVIème siècle violent, instable et coloré, un XVIIème assagi et ordonné, mais certes pas plus libéral, et notre XIXème siècle.

La langue est celle du XVIIème ; les quelques phrases extraites de la nouvelle sont assez habilement incluses dans des dialogues que l’on a pris la peine de mettre à l’unisson, avec un résultat d’autant plus heureux que les échanges restent, au total, plutôt nerveux. Les personnages n’abusent pas des longues périodes et des couples d’opposés qui rythment souvent la langue classique mais qui auraient alourdi leurs entretiens ; dans leurs échanges souvent en suspens, interrompus par l’action ou avortés du fait de l’embarras des protagonistes, la concision cependant n’exclut pas la nuance, et l’on jouit à les ouïr du pouvoir des mots, fussent-ils en petit nombre. Ainsi l’alternance entre « Marie » et « Madame » fournit-elle, selon le personnage qui l’emploie, tout un baromètre. Quand on s’étend davantage, c’est pour négocier, comme Mézières et Montpensier discutant l’avenir de leurs enfants, ou pour pavoiser ; la parole dans ce film appartient surtout à ceux qui, revenus de l’amour, tirent les ficelles ou prétendent le faire – les pères des mariés, la reine ; on est trop heureux de les voir l’accaparer tant Michel Vuillemoz par exemple (le duc de Montpensier), est manifestement à l’aise avec cette langue que Mélanie Thierry (Marie de Montpensier) fait parfois au contraire traîner de façon fort provinciale – mais, après tout, certainement pas anachronique. Quand Marie, justement, prend la parole et la garde, ce n’est pas pour négocier, mais pour se confier ; elle ne parle que lorsqu’elle peut parler d’amour, c’est-à-dire bien rarement. Comme elle ni Guise ni Anjou, ni Montpensier ni Chabannes ne s’étendent guère, au total, sur des sentiments qui sont parfois si bien dissimulés que leur expression subite en devient incongrue, comme la déclaration de Chabannes. Reprocher à Tavernier d’avoir fait un film verbeux, comme je l’ai lu ici ou là, me paraît donc franchement exagéré.

Si le langage est du XVIIème, les héros eux sont bien du XIVème. Guise est un peu falot peut-être, encore bien jeune et plus irréfléchi que frondeur : un animal, en vérité, et guère plus. Mais Anjou est merveilleusement réussi : Raphael Personnaz, maquillé, emperlé et flamboyant dans des pourpoints cramoisis, rend justice au caractère complexe du futur Henri III, à son mélange de cynisme et de sens de l’Etat, et à sa vive intelligence. Montpensier, que la critique a beaucoup décrié, me paraît, avec sa coiffure Playmobil et ses yeux de mouton, tout à fait à sa place dans le rôle du jeune homme trop sérieux, convaincu de ses devoirs et assuré de ses droits. Tout au plus se demande-t-on vaguement comment ce garçon sympathique mais un peu terne a pu susciter chez Chabannes une telle dévotion. Quant à Chabannes, justement, son personnage déroute au premier abord : tout cuirassé d’austérité huguenote et de drap noir, on a peine à croire au soudain éveil de son cœur, et la trahison qu’il commet en introduisant Guise chez Marie paraît tout bonnement incompréhensible. D’une noblesse obscure, proscrit par les catholiques et les protestants, il est le seul personnage d’âge mûr qui soit aussi peu disert, et le seul que frappe l’amour. Il se situe ainsi entre l’obscurité et la lumière, entre le Pape et la Réforme, entre la jeunesse et l’âge mûr ; et, comme de juste, il joue les messagers. Un faiseur de ponts en somme : c’est le comble, pour un huguenot !

C’est à travers les caractères et les trajectoires de ces quatre hommes que l’on peut percevoir la dimension historique du film. Elle ne me paraît pas résider dans un message rebattu sur les horreurs des mœurs pré-modernes ; cela n’aurait pas grand intérêt, et d’ailleurs Tavernier me semble au contraire filmer le récit d’une façon tout à fait ethnologique, sans inciter à porter de jugement sur ce qu’il montre. Lors de la négociation du mariage de Marie de Mézières et de sa nuit de noces, les émotions de la jeune fille restent assez discrètes ; non pas parce que Mélanie Thierry ne comprend pas ce qui se passe, comme certains spectateurs ont pu le lui reprocher, mais parce que Marie ressent la violence qui lui est faite de façon très atténuée. C’est l’usage après tout, et sa responsabilité de fille bien née, que de se plier à la décision de son père et de garantir la bonne fin du contrat en donnant des preuves que le mariage est consommé et qu’elle y est arrivée vierge. Elle s’y résigne vite, et si elle en garde à son mari quelque rancune, cela apparaît presque comme un enfantillage au spectateur qui juge, d’ailleurs, le pauvre Montpensier aussi malmené que sa femme.

Ce n’est donc pas par un rapprochement pataud entre deux organisations sociales que Tavernier réalise un film historique. C’est en confrontant autour de Marie des hommes représentatifs des époques différentes qui s’effacent ou s’annoncent en cette fin du XVIème siècle. Voyez l’affiche : Montpensier et Anjou encadrent Marie. Ce sont deux hommes responsables et accomplis, bien que l’un soit plus brillant que l’autre. Adaptés à la société de leur temps, ils connaissent leurs devoirs et les accomplissent avec compétence ; au-dessus d’Anjou brille évidemment par surcroît l’étoile du futur roi. Leur vêtement chatoyant dit également leur conscience de ce qu’ils doivent à eux-mêmes, et donc au royaume. De part et d’autre de ces deux hommes figurent Chabannes et Guise, tout de noir vêtus - noir austère pour l’un, noir guerrier pour l’autre. Chabannes est un transfuge, et pour tout dire un asocial. Mais Guise ne l’est pas moins, lui qui se vante de n’obéir qu’à ses impulsions et sur lequel plane déjà un avenir d’orgueil et de violence. Guise, c’est la Ligue, le refus du pouvoir royal et l’insolence nobiliaire à laquelle, de Henri III à Louis XIII, les souverains s’acharneront à tordre le cou. Guise le fauteur de guerre civile est l’un des derniers représentants d’une espèce qui va s’éteindre ; Chabannes quant à lui est dans ce quatuor la figure de la modernité. Individualiste et libéral, en ce qu’il écoute la voix de son cœur contre les usages du temps, il est tolérant, intéressé par les sciences ; c’est le seul personnage du film pour qui la religion semble avoir un sens, mais c’est, bien entendu, un protestant, donc un homme de raison (pour l’époque). Sa mort n’était qu’historique dans la nouvelle, puisqu’il y est victime de la Saint Barthélémy ; elle est romantique dans le film où Chabannes meurt pour sauver une femme inconnue, avec sur le cœur sa dernière lettre à Marie. Le destin de Chabannes, qui s’humiliera par amour et mourra par compassion, a des résonances dostoïevskiennes. Gisant ensanglanté sur le pavé de Paris, Chabannes est déjà vainqueur : son temps viendra quand celui des Guise, des Valois et même des Bourbons sera passé.

La Princesse de Montpensier, Bertrand Tavernier, 2010

mardi 9 novembre 2010

Le rite et la vertu

Je ne sais pourquoi se pose aujourd’hui à moi avec insistance le problème d’une morale athée. Ce sujet est régulièrement évoqué, d’une façon étonnamment contre-productive, par les défenseurs des religions pour lesquelles celles-ci sont des institutions indispensables à la fondation d’une morale. Quand bien même ce serait le cas, il serait difficile de comprendre en quoi il s’agit d’un argument en faveur de l’existence de dieu : c’est ce qui s’appelle prendre ses désirs pour des réalités.

Reste qu’il faut vivre et, lorsqu’on est honnête, vivre sans dieu entre le bien et le mal. Vivre sans dieu veut dire, en l’occurrence, sans les deux outils fondamentaux de la religion que sont la doctrine et le rituel. La doctrine délimite le bien et le mal (encore que, même pour les croyants, la question reste manifestement assez compliquée, en raison des incompréhensibles silences divins sur certains points cruciaux). Le rituel donne au croyant la force de faire les choix que lui impose la doctrine.

Le rituel m’apparaît comme une forme d’échauffement moral : il s’agit après tout d’un sacrifice. Les rituels les plus anciens sont d’ailleurs des sacrifices, au sens littéral du terme ; aujourd’hui encore, on « sacrifie » à un rituel. Que lui sacrifie-t-on, au juste ? une parcelle de liberté, sans doute, que l’on dépose un instant pour obéir à un cérémonial dicté par d’autres : prêtres, fondateurs, ou même simplement le soi de la veille ou de l’année précédente, celui qui a conçu la règle à laquelle on se plie. Dans cet abandon il y a à la fois un renoncement et une volupté : celle de céder, de s’offrir, de se soumettre, grandie encore lorsque le rituel est collectif par l’expérience du partage des gestes et des émotions du rite. Dans la jouissance de la prière, notamment collective, le croyant apprivoise inconsciemment, au niveau neuronal, l’idée du sacrifice qui lui est associé. J’imagine que, comme dans tout processus d’apprentissage, certaines connexions nerveuses s’en trouvent créées ou renforcées, et que ce mécanisme fonctionne par renforcement positif comme un dressage au sacrifice. Or qu’est ce que la vertu, sinon le courage (« virtus ») de faire le bien, et pour cela de renoncer parfois à des chemins plus faciles ?

La difficulté pour l’incrédule est de se passer de cet entraînement auquel il ne parvient pas à donner un sens. Renoncer pour renoncer n’a pas d’intérêt, si la récompense du sacrifice ne vient pas conforter le dressage ; et quelle récompense l’athée trouvera-t-il dans un rite qui n’a pas de sens ? Pire, la raison même de ce renoncement se dérobera sans cesse devant lui : pourquoi abdiquer sa liberté, même temporairement, pour une règle qu’un autre a écrite, ou que j’ai écrite hier – quels titres avais-je alors à gouverner ma conduite d’aujourd’hui ? Les religions sont bien faites, qui répondent à cette question en mettant l’humilité au rang des vertus salvatrices et prescrivent d’obéir sans comprendre pour plaire à dieu; mais pour l’athée, comment renoncer à l’exercice de la raison ici et maintenant ?

Egarée sans rite ni doctrine, je rêve d’une règle qui serait assez absurde pour m’éduquer, que je partagerais avec d’autres, mes frères, et dont les fins me seraient respectables. D'ailleurs cette règle, au fond, il y a un temps où je l'ai eue; mais l'enfance est brève, et la vie est longue...

lundi 8 novembre 2010

La Nouvelle Héloïse

La Nouvelle Héloïse raconte, à travers les lettres que s'écrivent ses personnages, les amours éternellement contrariées de Julie d’Etange et de Saint-Preux, un jeune homme un peu plus âgé qu’elle et qui lui a servi un temps de professeur. Les deux amants découvrent la passion à laquelle Julie finit par sacrifier sa vertu ; le jeune homme est contraint de s’éloigner, car ils pourraient éveiller les soupçons ; la mère de Julie découvre le pot aux roses et son père la contraint à épouser un sien ami. Julie se repent de ses errements et s’engage dans le mariage avec conviction, tandis que son amant désespéré entreprend un périlleux voyage autour du monde. A son retour, six ans plus tard, Saint-Preux retrouve Julie et son mari, qui l’accueille aimablement. Après quelques moments de gêne, il s’installe auprès du ménage et le projet d’en faire le précepteur des enfants de Julie est agité. Tout ce petit monde jouit du plus aimable et du plus innocent bonheur domestique pendant quelques mois (bien que Julie soit fort préoccupée du salut de son mari, malheureusement athée) mais les choses se terminent tragiquement par la fin prématurée et édifiante de Julie.

Fidèle à sa vocation de philosophe et à son tempérament péniblement didactique, Rousseau s’efforce de faire entrer dans le cadre du roman tout un système : aussi les lettres abordent-elles les sujets les plus variés. La passion, l’honneur et la vertu, bien sûr ; mais aussi l’économie locale, l’agriculture, les mœurs parisiennes, la musique italienne, les lectures des jeunes filles, la conduite du ménage, la conception des jardins, l’éducation des enfants, la religion, rien ne nous est épargné. Cela pourrait faire de la Nouvelle Héloïse un livre parfaitement indigeste. En réalité, ces digressions contribuent à colorer le récit et à l’enrichir ; si le cours en devient parfois un peu paresseux, cela n’a d’autre effet que de donner au lecteur à sentir le temps qui passe (opération toujours délicate dans un roman épistolaire).

C’est que l’on se plaît, au fond, dans la Nouvelle Héloïse et dans la façon qu’ont les protagonistes de développer méticuleusement chaque argument et chaque exemple, recourant massivement à l’abstraction et aux raisons les plus générales qu’ils peuvent trouver, à travers une sorte de thermodynamique des cœurs qui s’exprime de façon quasi scientifique. Tout ceci est mis en valeur par une forme de style balancé, où la pensée progresse au fil de reformulations et de répétitions, de propositions et de contraposées. La lettre 57 de la première partie, par exemple, dans laquelle Julie adjure son amant de renoncer à un duel, ou la lettre 18 de la troisième partie par laquelle elle lui décrit ce qui s’apparente à une conversion, sont des modèles du genre. Au long d’une progression minutieuse, Julie épluche tous les arguments et contre-arguments, consolidant les uns, démolissant les autres dans des phrases rythmées par l’utilisation systématique de paires de termes contraires. Dans ces lettres interminables on sent non seulement le philosophe qui se plaît à discuter, mais aussi les amants pour qui parler (ou écrire, en l’occurrence) est déjà une volupté.

De fait, malgré les ridicules (involontaires) des personnages – l’expression est terriblement datée, et les héros s’abreuvent mutuellement d’apostrophes telles que « ô fille incomparable ! » et autres manifestations d’émoi pour lesquelles je ne trouve pas d’autre qualificatif que « tarte » - il y a dans ce roman une réelle puissance d’évocation. Le lecteur a beau sentir qu’il ne se serait pas pâmé devant Julie, il est sensible aux tourments et aux élans de son admirateur. Julie est prude et dévote, elle affiche pour ses parents des sentiments exaltés, et rutile de tant de perfections qu’on en aurait des aigreurs d’estomac ; mais elle écrit bien, et on lui pardonne beaucoup pour cela.

Ce qui m’a émue, je crois, au-delà des amours des deux tourtereaux, c’est la conviction qui émane de ces pages que le bonheur naît de la vertu. J’entends la vertu au sens étymologique de virtus, le courage ; car si Julie se ronge les sangs parce qu’elle a perdu la sienne (de vertu), il ne me semble pas pour autant que la pureté des mœurs soit le principal sujet de Rousseau qui, après tout, choisit pratiquement de canoniser une héroïne pourtant marquée dans ce domaine d’une tache indélébile. Saint-Preux et Julie poursuivent tout au long de leurs échanges l’idée d’un amour et, au-delà, d’une vie entière fondée sur la vertu, c’est-à-dire sur le courage de faire le bien. Il est pour moi extrêmement frustrant de partager l’intérêt et l’appétit des personnages pour cette idée sans adhérer un instant à la conception qu’ils ont de la source et de la définition du bien. « Adorez l’Etre éternel ! » comme Julie exhorte son amant à le faire, et tout le reste vous sera donné de surcroît ; mais pour nous à qui l’Etre éternel ne paraît pas mériter tant de vénération ni édicter des règles si évidentes, que reste-t-il comme principes, hors celui de ne pas faire souffrir son prochain ? encore ce principe en vaut-il un autre ; mais quel effort pour fonder dessus une règle de vie qui permettrait de se sentir meilleur parce qu’elle ferait appel, inlassablement, à un courage qu’elle fortifierait en le sollicitant ! je ne vois même pas à cette question le début d’une réponse.

La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau, 1761

jeudi 4 novembre 2010

Planning familial

J’aime bien les romans indiens, et il m’est arrivé d’en lire qui n’étaient pas entièrement tragiques, mais c’est la première fois que je lis un roman indien dont la coloration principale est franchement comique. Rakesh Ahuja est un politicien vaguement véreux qui entretient de calamiteux rêves de grandeur urbanistiques, louvoie dans les méandres des faveurs et défaveurs ministérielles et consacre ses moments de loisir à trimballer ses treize enfants chez le glacier. L’histoire se déroule sur quelques mois alors que l’aîné des enfants, Arjun, aborde l’adolescence : le récit revient sur le secret de sa naissance – car Arjun, fils du premier amour de Rakesh, n’est que le demi-frère des douze marmots qui le suivent – et dévoile les peu enviables secrets conjugaux de Rakesh et de Sangita.

Karan Mahajan, dont c’est le premier roman, réussit au prix de quelques pages un peu creuses une très réjouissante mise en scène de Rakesh Ahuja dont il fait un personnage intéressant, mélange de médiocrité, d’ambition et d’un réel talent pour l’empathie et la manipulation – fût-ce sur la personne de ses propres enfants. Sangita elle aussi, quoique plus effacée, possède une certaine épaisseur, un tempérament bien à elle et même, en quelque sorte, un destin propre. Mais ce qu’il y a toujours d’un peu pesant et d’un peu tragique dans l’exploration d’un caractère, de ses dilemmes et de ses regrets est allégé par la bouffonnerie secrétée par la famille trop nombreuse. Comme dans l’immortel Treize à la douzaine, le moindre geste, répété quatorze fois, prend des proportions épiques et les enfants, lorsqu’ils font nombre, deviennent des créatures intrinsèquement comiques, comme autant de chats ou de singes. Le tout est immergé dans l’univers bizarrement puéril, parce qu’effervescent et bourrelé de contradictions, d’une Delhi étranglée par ses embouteillages.

Planning familial
possède ainsi de l’Inde le caractère pléthorique et perpétuellement excessif, mais aussi la finesse psychologique et le sens d’une certaine fatalité : c’est donc bien, en effet, du comique indien, et c’est ma foi fort sympathique.

Planning familial, Karan Mahajan, 2008
Trad Julie Sibony

La mise à nu des époux Ransome

Les époux Ransome sont ennuyeux comme la pluie. Ils vivent apparemment depuis quatre décennies entre la stéréo de Maurice, régulièrement améliorée, et la porcelaine de leur mariage qu’aucun enfant n’a jamais dérangée et que Rosemary époussette régulièrement. Et voilà qu’un beau soir, en rentrant d’une représentation de Cosi Fan Tutte, ils trouvent leur appartement entièrement et absurdement vide. En 185 pages très vite lues, le livre décrit avec enjouement ce qu’on pourrait désigner, par une expression ridicule et fort en vogue, comme leur travail de deuil. Bousculée par l’aventure, Rosemary y découvre l’occasion de réveiller des dispositions naturelles plutôt aimables : la curiosité, l’empathie et une certaine joie de vivre. Maurice, lui, incapable de rien apprendre ou de rien oublier, s’efforce désespérément de rétropédaler vers son état antérieur et de reconstituer son existence à l’identique. Tout ceci est plutôt bien écrit et à l’occasion franchement comique, grâce à l’ingénuité de Rosemary. De là à considérer la mise à nu des époux Ransome comme une révélation philosophique sur le rapport entre l’être et l’avoir, il y a une marge que l’éditeur franchit allègrement : on n’est pas obligé de le suivre.

La mise à nu des époux Ransome, Alan Bennett, 2002
Trad Pierre Ménard

mercredi 3 novembre 2010

Je suis l'argile

Durant la guerre de Corée, un couple de vieillards fuit son village et les combats avec une charrette à bras pour tout bagage. Sur les chemins de l’exode, eux qui n’ont pas eu d’enfant recueillent un gamin grièvement blessé qui partage ensuite leur cruelle errance, jusqu’au retour au village miraculeusement épargné. Alors que le vieil homme reste méfiant et fermé face à ce garçon qui n’est pas de son sang, la vieille femme endosse immédiatement et de tout cœur cette maternité tardive et imprévue. Lorsqu’elle meurt, le vieil homme et le garçon restent face à face pour ruminer avec maussaderie les éternelles questions de la paternité : que dois-je à cet homme ? quel lien ma mère a-t-elle créé entre lui et moi ? quelles promesses recèle ce garçon, qui est-il vraiment, et en quoi me continue-t-il ?

« Le vieux », « la vieille », « le garçon » : les personnages sans nom de cette histoire sans paroles rompent avec les héros hassidim de L’Elu et du Don d’Asher Lev, chez qui la filiation est également le drame principal, ici par son caractère fatal et déterminant, là par son inconsistance. Chez les uns le verbe surabonde et fournit le principe et la loi d’une existence complexe, fertile en dilemmes et en méditations ; chez les autres il se dérobe et laisse place aux gestes obstinés de la survie et aux codes sommaires de relations réduites à leur plus simple expression.

La narration elle-même, traitée dans ces deux autres romans par la première personne d’un héros éclairé qui imprime au livre une perspective très décidée, se dissout ici dans des changements réguliers de point de vue qui font ressortir, par contraste, l’impossibilité où est chaque personnage de formuler une vision de l’aventure. Le «Je» du titre est le seul du livre ; encore renvoie-t-il directement à un Je qui ne pense pas – «je suis l’argile» ; qui dans cette argile insufflera le verbe?

Cette intimité taciturne, cette pensée brisée, cette absence d’anticipation viennent-elles de l’incapacité de Chaïm Potok à pénétrer des échanges auxquels il n’a pas participé, ou retracent-elles fidèlement un mode d’existence dont il a été témoin ? Le lecteur qui a pris goût aux inquiétudes raffinées des Juifs américains de Potok ne peut en tout cas se défendre d’une certaine frustration que ne guérit pas entièrement le récit au demeurant magistral de cette misérable odyssée.

Reste que Je suis l’argile est, sur les trois romans de Potok que j’ai lus, le seul dans lequel apparaît un personnage de mère. Il me semble que ce n’est pas complètement un hasard si la mère surgit seulement lorsqu’aucune attache sociale, aucune convention, aucun patrimoine ne lie le père et le fils. Par ses actes, par ses dons surtout, au-delà même de la mort, la mère institue la filiation lorsque rien d’autre ne pourrait le faire ; à l’inverse, lorsque ce lien est avéré et que la question est de savoir comment vivre avec, la mère disparaît et ne fournit pas même une médiation entre père et fils. Elle qui nourrit l’un et l’autre et les fait fils et père ne leur procure pas les mots pour se comprendre et se penser chacun en face de l’autre. En cela, Je suis l’argile constitue un étonnant miroir aux romans américains de Potok, où se confirme en creux une sorte de schéma psychanalytique très rigide que l’auteur ne semble cesser de retourner et d’observer sous toutes ses coutures.

En tous cas, ça se confirme : pour les autres écrivains juifs américains, je ne suis toujours pas plus avancée, mais Potok au moins est complètement obsédé par la paternité et la filiation. Je me demande si on peut en dire autant de Saul Bellow – ou de Woody Allen ?

Je suis l’argile, Chaïm Potok, 1993
Trad Elie Robert-Nicoud