J’ai un peu honte d’avouer que je suis une Potter-addict de la première heure. A partir du volume 4, j’ai commandé tous les pavés de JK Rowling sur Amazon trois mois avant leur parution en version originale, pour les recevoir à la première heure et les lire d’une traite. J’ai lu les quatre premiers tomes à mes enfants (donnant ainsi congé provisoirement à Roule Galette et à Sophie Canétang) et je ne leur ai épargné les suivants qu’en considération de leur âge encore tendre. J’ai même vu certains des films, que j’ai à vrai dire trouvés très mauvais, comme le sont toujours à mon goût les adaptations d’œuvres complexes. Et je ne manque jamais de verser des larmes amères sur la mort de Dobby l’elfe de maison. Il est donc urgent que je me justifie à mes propres yeux en dressant ici un mausolée à Mme Rowling (comme si elle en avait besoin).
Le génie de JK Rowling est de conjuguer avec bonheur la simplicité et la complexité. La simplicité est dans sa façon de raconter, qui exploite un cadre extrêmement précis et répétitif. Chacun des sept volumes couvre une année scolaire et s’articule autour d’une quête ou d’une mission ; chacune de ces missions s’inscrit dans la quête majeure qui fait l’objet du cycle entier et qui est double, Harry recherchant à la fois son passé – orphelin célèbre, marqué dès la naissance par un destin exceptionnel, il est le personnage qui en sait le moins sur sa propre histoire et il ne cessera de chercher à reconstruire l’histoire de ses parents – et son avenir, puisqu’il doit au fil des années comprendre peu à peu la mission qui lui a été donnée en même temps qu’il cherche, à l’aveuglette, à la réaliser. Cette construction en épisodes fait de chaque tome un livre parfaitement intelligible même pour de très jeunes lecteurs (en tous cas jusqu’au quatrième volume au moins) et leur permet par là d’accéder à la complexité et la richesse de l’intrigue générale. Ce qui est vrai pour le jeune lecteur ne l’est pas moins pour le vieux routier : le lecteur chevronné trouvera également plaisir à ce cadre rigide et au rythme qu’il impose à la narration.
On m’objectera bien, au sujet de la technique narrative, que JK Rowling cède trop souvent à la facilité, en particulier par le recours au « récit dans le récit » pour faire avancer l’intrigue – un témoin apporte à Harry des informations qui lui manquaient. Or il me semble au contraire que c’est un parti-pris justifié: à de très rares exceptions près, comme la scène introductive du premier épisode ou l’entrevue du Premier Ministre avec le Ministre de la Magie, au début du septième volume, la totalité des sept volumes est racontée du point de vue de Harry, ce qui n’exclut d’ailleurs pas, grâce à d’opportunes interventions de la magie, des incursions dans le passé de différents personnages ou dans la perspective de Voldemort, la Némésis du jeune sorcier. Pour couvrir une intrigue enracinée dans le passé sans décoller un instant le récit de Harry qui en est à la fois le héros (au sens premier du terme), le catalyseur et l’objet – puisque le combat du bien et du mal s’opère à travers la découverte progressive de Harry par lui-même – ces quelques contorsions sont nécessaires et à mon sens assez naturelles, si l’on accepte évidemment que tout, dans Harry Potter, soit soumis à un principe de nécessité.
Chaque rencontre que fait Harry, chaque information qu’il reçoit, chaque objet qu’il conserve relève en effet d’une double nécessité. Par rapport à l’intrigue d’abord, c'est-à-dire par rapport au futur de Harry: comme les cailloux du petit Poucet, ou plutôt comme le peigne et la serviette de la petite fille qui fuit Baba Yaga, chacun de ces éléments apparemment fortuits prend un sens et une utilité concrète à un moment ou à un autre de l’intrigue. C’est ce qu’illustre par exemple le legs de Dumbledore, au septième volume: Harry et ses compagnons, Ron et Hermione, reçoivent tous trois un objet dont ils ne comprennent pas l’utilité, mais qu’ils conservent jusqu’au moment où cet objet joue soudain un rôle aussi décisif qu’inopiné. Il en va de même, dans ce volume, du fourbi sentimental que Harry conserve dans une poche secrète et qui relève, lui, de l’histoire consciente de notre héros: morceau de miroir cassé et baguette irréparable sont les témoins des épreuves qu’il a subies en même temps que les instruments de ses progrès futurs. Mais cette nécessité qu’on peut qualifier pompeusement de téléologique se double d’une nécessité ou d’une légitimité ontologique (oui, désolée…): rien n’arrive à Harry par hasard, tout prend racine dans ce passé qui lui est inconnu et lui revient de droit. La cape d’invisibilité qui lui permet surtout, au départ, de faire les quatre cents coups hors des dortoirs et qui lui vient en ligne directe d’un très ancien sorcier; la Carte du Maraudeur, rédigée par son père lorsqu’il était élève du collège; sa baguette magique, au cœur fait d’une plume de phénix comme celle de l’homme qui a tenté en vain de le tuer alors qu’il était tout petit; sa cicatrice, bien sûr, témoin du même épisode; aucun des «attributs» de Harry ne lui est conféré sans raison historique.
Il en va de même, plus largement, du récit dans son ensemble où les scènes qui n’obéissent pas à ce principe de nécessité relèvent généralement de l’intention comique qui reste présente jusqu’au bout dans l’histoire, malgré le climat de plus en plus sombre. Une grande partie des dialogues, notamment les répliques des jumeaux Weasley, s’inscrivent dans cette veine. La plupart des aperçus des cours dispensés aux jeunes sorciers sont également volontairement comiques, par le décalage qu’ils proposent avec les cours de maths ou de techno qui ont fait notre quotidien. Les élèves sont sommés de faire pousser des pattes à une tasse à thé ou de changer des sucriers en souris, sans que l’on ne comprenne très bien dans quelle théorie cela s’inscrit. JK Rowling ne s’embarrasse guère de conceptualisation: les lois qui président à l’usage de la magie ou à celui des technologies « de substitution » (comme l’électricité) ne sont pas explicitées, et sans doute pas très claires pour l’auteur elle-même si l’on en juge par certains à-peu-près. Pourquoi le professeur Rogue, par exemple, se laisse-t-il abuser au cours des premiers épisodes par les excuses embrouillées de Harry surpris là où il n’a rien à faire, alors qu’il se révèle par la suite « Legilimens », capable de lire certaines choses dans l’esprit de son interlocuteur ? Comment la mise en œuvre de la Loi sur le secret magique est-elle garantie dans le cas de sorciers issus de parents « moldus » (non sorciers)? Peu importe, à vrai dire, en tous cas pour moi : l’intelligence pure et l’équilibre de la construction théorique ne sont pas des composantes fondamentales du plaisir de lire un roman.
En revanche, Rowling s’attache plus soigneusement à fournir des aperçus sur la gouvernance, si j’ose dire, du monde des sorciers, obéissant là encore à la nécessité puisque les positions ambigües du Ministère de la Magie et le caractère moyennement libéral des institutions qu’il encadre confèrent à l’univers potterien l’ambivalence qui aurait pu, sans cela, lui faire défaut, en même temps qu’elles fournissent une traduction du conflit fondamental qui traverse la société des sorciers dans des termes quasi-administratifs auxquels les lecteurs adultes sont sans doute plus sensibles, pour le coup, que les jeunes lecteurs. De même, l’auteur s’efforce de nourrir au fil des épisodes, au travers des dialogues et des réactions de ses protagonistes, une dimension psychologique centrée sur l’adolescence et sur les premiers attachements, amours ou amitiés. Elle enrichit ainsi, sans trop se forcer il faut le reconnaître, des personnages au départ assez sommaires, tout en confortant la geste de Harry Potter dans ce qu’elle doit au roman d’apprentissage.
Tout ceci n’explique pas, cela dit, pourquoi je trouve que Harry Potter est un livre profondément émouvant. Remarquablement bien construit à mon goût, certes; un peu léger sur la partie conceptuelle et sur la dimension psychologique des personnages, parcouru de clins d’œil comiques sans prétention mais bien venus, d’accord; mais on ne voit pas ce qui là-dedans justifie de sangloter sur la dépouille d’une créature d’un mètre de haut qui s’exprime uniquement en couinant à la troisième personne.
Ce que, personnellement, je trouve extrêmement touchant est la façon dont Harry assume dès le premier épisode une vocation sacrificielle qui ne lui apparaît pas alors dans toute sa dimension. Victime élue dès sa naissance par Voldemort, le mage noir qu’il ne cessera d’affronter, Harry doit au sacrifice de sa mère d’avoir survécu. A son tour, dès son retour dans le monde des sorciers, il ne cessera de renoncer à ce qu’il a conquis – à la sécurité, à la victoire (dans le tournoi des Trois Sorciers), à son avenir (lorsque Dumbledore lui révèle la teneur de la prophétie qui lie son destin à celui de son pire ennemi), à la vie même – et de s’offrir pour protéger ceux qui lui sont chers. A la fin du quatrième volume et à la fin du septième, cette dimension oblative s’exprime de façon particulièrement explicite, lorsque Voldemort procède au sacrifice métaphorique de Harry dans un cimetière pour retrouver les forces qu’il a perdues, et lorsque Harry marche à la mort volontairement, ayant compris que c’était la seule façon de détruire son ennemi. Le talent de JK Rowling est de donner sens et vraisemblance à ces sacrifices, en en graduant la portée au fil du récit; l’enjeu va grandissant et la conscience qu’a Harry de son destin, le poids que pèse cette conscience ne cessent également de croître. Pour accomplir cette vocation, Harry doit incarner le courage et la loyauté qui, par ricochet en quelque sorte, sont les moteurs profonds de chaque personnage du livre : Ron et Hermione, les inséparables comparses, Neville, le double obscur, empoté et héroïque, Sirius, le parrain de Harry, Rogue, le professeur haï, tous se meuvent et s’expliquent par ces deux ressorts, dans un monde dont les différences mêmes avec le nôtre mettent l’accent sur ces deux qualités. Le monde des sorciers est un monde d’histoire, largement irrationnel, où l’allégeance est une dimension fondamentale, comme en témoigne le rôle du « Choixpeau » qui trie les élèves par maison à leur entrée au collège. C’est un monde de risque aussi, où la responsabilité pèse très tôt sur les épaules des jeunes gens, comme le symbolise le fait que la majorité pour les jeunes sorciers intervient à dix-sept ans et non dix-huit. Courage et loyauté sont donc les qualités de tous ceux qui agissent. Seul Dumbledore ne se définit pas par là, mais par sa clairvoyance quasi-surnaturelle qui le place en dehors de l’action, dans un rôle de deux ex machina qui n’est pas, comme on le découvre progressivement, un accomplissement, mais un renoncement, un châtiment qui expie une faute originelle. Comme Lancelot, Dumbledore, malgré ses qualités exceptionnelles, doit laisser place à plus pur que lui.
Après avoir exploré et relié son passé et son avenir pour réaliser la mission qui était la sienne et découvrir sa propre personnalité héroïque, Harry renoncera enfin à sa victoire elle-même et dispersera les attributs du pouvoir qu’il a conquis, accomplissant ainsi jusqu’au bout sa vocation dans ce qui sera son premier sacrifice heureux. Vous qui avez trouvé un peu tarte le « petit sorcier à lunettes », sans doute cette conclusion ne vous convaincra-t-elle pas plus que ne l’a fait l’œuvre de Rowling. Pour moi, elle parachève la profonde cohérence de l’histoire de Harry Potter et le caractère de mythe que revêt ce récit positif de la construction de soi.
mercredi 29 décembre 2010
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