En Biélorussie, en 1943, le jeune Florya déniche un fusil et rejoint les partisans dans la forêt. Son premier contact avec la guerre est à la fois décevant et idyllique : laissé en arrière, à sa grande consternation, par les combattants plus expérimentés, il batifole entre les arbres avec une jeune personne délurée. Malgré un bombardement qui le tourneboule un peu et lui laisse un sifflement pénible entre les oreilles, Florya est tout faraud quand il ramène Glacha chez sa mère. Survient alors une scène remarquable où il fait à son amie les honneurs de la maison déserte où le bourdonnement des mouches se confond avec le sifflement que Florya a dans l’oreille. La caméra revient obstinément sur des poupées étalées sur le sol et couvertes de mouches. Quand Florya sort de la maison pour aller chercher sa mère et ses sœurs qu’il croit cachées dans le marais, un mouvement de la caméra dévoile et dérobe aussitôt le charnier où s’empile, contre le mur de la maison, une masse indistincte de cadavres. C’est le premier massacre du film ; le traitement du second sera beaucoup moins elliptique.
Après avoir retrouvé les survivants de son village dans les marais, ce qui donne lieu à deux scènes à l’ambiance très particulière – l’interminable traversée du bourbier et la confection du mannequin d’Hitler - Florya est envoyé au ravitaillement avec trois joyeux comparses qui mourront en route. Comme les Allemands pullulent, il se cache dans un village dont toute la population sera massacrée, à l’exception de quelques miraculés dont une jeune fille qui, elle, sera copieusement violée. Cette très longue séquence est l’occasion de saisir la diversité des comportements des bourreaux dans une sorte d’encyclopédie visuelle de l’inhumain.
Sans transition, on retrouve ensuite les Allemands défaits, blessés et désarmés face aux partisans qui, impuissants à leur infliger un châtiment à la hauteur de leur crime, muets devant leurs protestations d’innocence ou leurs professions de foi politiques, finissent par les liquider sommairement à la mitrailleuse et par quitter les lieux en silence pour s’enfoncer dans la forêt tandis que Florya, avant de les rejoindre et de se fondre dans la colonne, s’acharne à coup de fusil sur un portrait d’Hitler dans un bizarre montage d’images d’archives sur la guerre et la prise du pouvoir par les Nazis, présentées en marche arrière comme si les coups de fusil successifs pouvaient effacer progressivement la monstruosité de ce dont Florya a été témoin.
Va et regarde est un film étonnant par son inventivité : ni l’image, ni le son ne ressemblent à ce qu’on a l’habitude de voir et d’entendre dans les films de guerre. L’image, parfois en très gros plan (comme dans la scène de la mort de la vache), est à d’autres moments filmée par une caméra portée pour suivre le regard des acteurs et donner une très prenante impression de profondeur : on se perd, on se noie, on s’embourbe dans cette Biélorussie mangée de forêts et de marais d’où les villages n’émergent qu’à peine, on étouffe sous ce ciel rare, voilé de brouillard ou de fumée quand il n’est pas masqué par les arbres. A plusieurs reprises, rompant avec ce parti-pris, le film montre le ciel vers lequel Florya lève les yeux : un avion de reconnaissance, toujours le même, y vrombit, inerte et malveillant. Le son participe à cette impression d’étouffement : comme sur le visage de Florya, qui se ravine à vue d’œil et se vide en quelques heures de toute la fraîcheur de sa jeunesse, la guerre imprime sur ses tympans une sorte d’archive de sifflements et de cris, un brouillard sonore passé qui cohabite avec le son de l’instant présent. Le spectateur est ainsi immergé, par la vue et par l’ouïe, dans la subjectivité de plus en plus perturbée de Florya, et assiste à la fois aux horreurs de la guerre en direct, et à ses ravages psychologiques sur ce jeune témoin.
Cette dimension psychologique est amplifiée par un traitement qui se rapproche du film d’horreur: plusieurs scènes, en particulier celles qui se passent dans le marais, évoquent des rituels primitifs ou des cauchemars. Dans la scène du massacre des villageois, ce qui est particulièrement frappant, c’est la superposition de deux mondes – deux « règnes » serait-on tenté de dire à la manière des zoologistes - qui ne semblent se rencontrer que dans l’ordre physique, mais jamais dans l’ordre psychique. Les actes des Allemands sont incompréhensibles à leurs victimes, et les protestations des villageois sont si évidemment inutiles, voire comiques, que l’on ne comprend plus pourquoi ils ne s’abstiennent pas de manifestations vidées de sens par l’absence de destinataire. L’horreur de la scène et son caractère quasi fantastique naissent de cette situation irréelle dont on retrouve l’équivalent dans un film comme la Nuit des Morts-Vivants, par exemple. Réciproquement, on voit ensuite Florya s’approcher d’une Allemande agonisante pour prendre dans sa boîte à pansements de quoi soigner son propre fusil, abîmé par une balle : là encore, la mourante n’est plus humaine que pour le spectateur.
La fin du film en rajoute même sur cette façon d’extérioriser dans l’image et dans l’action les angoisses et le mal qui tenaillent les personnages ; illustrant le titre initial du film, Tuer Hitler !, la scène où Florya fusille le portrait m’a paru très longue et pas totalement nécessaire à la cohérence du film. Ce n’est pas sa vraisemblance qui pose problème (évidemment, personne dans le film ne voit ou n’imagine les images d’archives qui défilent alors à l’écran, mais ce n’est pas grave), c’est son caractère exagérément explicite et symbolique. Le désarroi de Florya, confronté à un résumé de toutes les barbaries humaines, puis à l’impossibilité, face aux bourreaux, de réparer ou de comprendre quoi que ce soit, n’avait peut-être pas besoin d’être ainsi souligné.
Va et regarde, Elem Klimov, 1985
jeudi 2 décembre 2010
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