On ne peut qu’avoir de la sympathie pour le projet du Bibliothécaire. Mikhaïl Elizarov y décrit l’émergence, dans les débris de l’ancienne Union Soviétique, d’une société marginale, clandestine et chevaleresque, composé des adeptes des romans d’un certain Gromov. Ces romans paraissent infernalement ennuyeux : c’est du réalisme soviétique « de gare », si l’on peut dire, vantant l’héroïsme des komsomols et le soleil couchant sur les usines. Mais, si on les lit en respectant certaines conditions, ils restituent au lecteur l’essence même de l’empire disparu, tel qu’il se fantasmait lui-même. Doté des souvenirs factices d’une merveilleuse enfance au pays des Soviets, le lecteur absorbe les qualités surhumaines de l’homo sovieticus : expérience si grisante qu’elle transforme la vie des adeptes qui, organisés en cohortes soumises à l’autorité de bibliothécaires révérés, se livrent une guerre sans merci pour reconstituer l’ensemble de la collection des romans de Gromov.
La première partie du livre décrit, sur un ton sociologique, la structure et l’histoire des cohortes. Cette création d’un monde cohérent, la description de ses ressorts intimes sont un exercice qui me remplit toujours de joie, surtout quand la pierre angulaire de l’utopie est un livre, ou des livres : les lecteurs compulsifs (dont je suis), lancés dans la poursuite sans fin du Livre ultime, ne résistent pas chez Elizarov à ce qui les enchante chez Borges.
Malheureusement, il faut avouer qu’Elizarov est vaguement ennuyeux, déjà dans cette première partie, et que cela ne fait que s’aggraver quand surgit son héros, le terne Alexei Viazimtsev, Ukrainien bombardé bibliothécaire contre son gré. Les aventures de Viazimtsev sont divertissantes pendant un moment, surtout grâce à la langue maniérée et aux mœurs barbares qu’Elizarov prête aux adeptes que fréquente son personnage. Cependant on se lasse à la longue des péripéties qui s’abattent sur le pauvre Alexei, surtout quand il se retrouve enfermé dans un blockhaus et se parlant tout seul.
Le Bibliothécaire est donc un livre bâtard qu’on lit sans plaisir, au moins sur la fin ; mais il y a malgré tout dans cette transmutation d’une Union Soviétique grisâtre et abattue en une religion primitive, sanglante et joyeuse, une force d’invention et une sorte de crédibilité qui frappent et font à tout le moins sortir ce livre de la catégorie honnie des « romans pour rien ».
Le Bibliothécaire, Mikhaïl Elizarov, 2008
Trad. Françoise Mancip-Renaudie
dimanche 13 mars 2011
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