Quelle punition, ce Gilles ! un roman où les personnages secondaires n’existent que comme faire-valoir quand le personnage principal se résout à n’être qu’un prisme, un point de vue ; un de ces livres peuplés de protagonistes dépourvus de chair et affligés de noms improbables – comment s’appelle-t-on Gilles Gambier ? Cela vaut les noms des romans de Beauvoir.
Avec ça, un style qui se veut transparent, plein de bouts de dialogue et de mots comme « les êtres », « une chair », « une jeunesse » qui donneraient, si cela fonctionnait, l’illusion d’un accès direct à une vérité immédiate du monde. Et puis Drieu généralise à tout va : ce sont les Juifs par-ci, les femmes par-là, et sur les unes comme sur les autres il semble avoir des lumières spéciales. Aux Juifs, ferment de décomposition du monde européen, il attribue une fascination pour les chrétiens, un entier déracinement, une oblitération des vérités profondes et charnelles par un verbalisme et un intellectualisme creux. Les femmes, pièges et matrices, l’attirent et l’inquiètent. Il les veut et les admire naturelles, dépourvues de toute affectation et si possible de toute pensée, soumises à l’amour ; mais en elles il voit aussi l’abîme, le contre-modèle de l’homme.
Tout ce fatras biologique est coiffé d’un appétit pour l’action et le sacré qui ne s’explique guère et ne se communique pas. Entre les pages, au fil de son itinéraire, Gilles arpente les vieux villages, les églises ; il finit en croisé du catholicisme sans que l’on ait jamais l’impression qu’il ait cru en dieu, mais bien plutôt en l’Eglise comme matrice de l’Europe.
Cette espèce de mysticisme organique fait toute la thèse de Gilles qui est par ailleurs aussi, et de façon assez bien construite, un roman de formation. Cependant il ne me paraît pas que ce dernier aspect constitue l’intérêt majeur du roman ; dans l’ensemble Gilles est si peu intéressant, même quand il souffre, si mal décrit par quelques détails artificiels – il aime les objets de bonne qualité, figurez-vous – et finalement si antipathique que son parcours intellectuel tombe un peu à plat.
Non, décidément, c’est comme roman à thèse que Gilles vaut d’être lu (et dans cette perspective il est deux fois trop long) ; non tant pour l’intérêt de ladite thèse mais pour les liens qui apparaissent entre les idées, le style et le personnage (sans parler de l’auteur). Cette quête de la force, d’une noblesse mal définie et absente d’ailleurs de tous les personnages, cette horreur de la décadence trouvent leur écho dans une méfiance pour les idées, un vertige devant la chair qui devrait receler toute vérité. La chair est virile et conquérante ou femelle et soumise ; à plusieurs reprises Drieu laisse échapper des couinements d’horreur à l’idée de l’inversion, perversité suprême et décomposition absolue. Pauvre Drieu ! le lecteur est tenté d’adopter ses catégories et de le juger dans ses propres termes : cet assoiffé de force serait un faible, un inverti refoulé. Gilles, qui se termine par une évocation du « Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril », se lit ainsi fort malencontreusement comme une sorte de psychanalyse du fascisme – au moins de celui de Drieu – culte de la virilité né d’une homosexualité assumée à l’envers.
Gilles, Pierre Drieu La Rochelle, 1939
mardi 17 août 2010
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Assez d'accord avec vous, le personnage n'est jamais attachant et, tout au contraire, il repousse. C'est assez rare dans la littérature où, même avec des personnages très limites, on est généralement en empathie avec le héros.
RépondreSupprimerEn revanche, le livre est politiquement passionnant, particulièrement sur le 6 février 1934, à la fin sur la guerre d'Espagne. Il montre bien les désarrois d'une génération sortie de la guerre hébétée et que le fascisme est venu cueillir.