Yasmina Khadra a choisi d’écrire en français plutôt qu’en arabe. C’est un hommage à notre langue, qui est donc aussi la sienne, et un enrichissement du patrimoine littéraire français : on ne peut que s’en réjouir. En revanche, on n’est pas forcément sensible au style qu’il a adopté. Personnellement, j’ai été exaspérée par l’usage répété et souvent incongru qu’il fait de certains de ses mots préférés : engrosser (les villes sont « engrossées de délires » et les rues d’embouteillages), cisaillé (s’applique indifféremment aux jarrets quand on a une crampe, au visage quand on fait triste mine, au corps en cas de fatigue), crevoter (néologisme formé sur vivoter et dont le sens ne fait pas débat).
Et que dire de son lyrisme encombrant et sa propension à filer les métaphores un peu trop longtemps et à les reprendre un peu trop souvent ? il a tellement de façons de parler du jour retroussant les basques de la nuit ou de l’horizon accouchant dans le sang d’une nouvelle journée qu’on finit par souhaiter vigoureusement le voir écrire simplement « le jour se levait », pour une fois. Je suis tout aussi allergique à son animisme littéraire qui le conduit à évoquer les regrets d’une manche de chemise ou les souvenirs d’une paire de savates. Qu’on ne me dise pas qu’il s’agit d’un emploi inventif de la métaphore : des phrases comme « j’ai pris une douche brûlante comme on prend son mal en patience » ne relèvent même plus de la métaphore, mais de la bourde pure et simple. D’ailleurs, certaines formulations sont au-delà de toute excuse : «je veux comprendre comment [elle] a été plus sensible au prêche des autres PLUTOT qu’à mes poèmes». Ce «plutôt» me tue, franchement. Que fait l’éditeur ?
Enfin je regrette amèrement que Yasmina Khadra manie le discours direct sans grand discernement, en jouant des registres de langage au petit bonheur. Certes Zunaira, l’avocate cloîtrée des Hirondelles de Bagdad, a fait des études, mais enfin ce n’est pas une raison pour lui faire rejeter le tchadri en ces termes: «une tunique de Nessus ne causerait pas autant de dégâts à ma dignité que cet accoutrement funeste qui me chosifie». A contrario, les jeunes irakiens paumés des Sirènes de Bagdad s’expriment, bizarrement, comme des caïds des années 50 (qui dit encore «mon blaze»?)
Mais parlons un peu du fond, tout de même. Les trois romans de la trilogie dépeignent trois facettes du malheur d’un monde arabe rongé par la guerre et abruti de fanatisme. Les Afghans, les Palestiniens, les Irakiens y croupissent dans leur misère et dans le souvenir de leur gloire passée ; l’Occident ne leur offre rien, et l’on rencontre dans l’Attentat et dans les Sirènes de Bagdad deux «bougnoules de service», le Dr Jaafari et le Dr Jalal, qui ont cru aux promesses de liberté et d’égalité avant d’être rejetés par ceux qui les tenaient. Les personnages principaux sont masculins et tous font preuve d’attitudes étonnamment infantiles : le Dr Jaafari suffoque de rage à l’idée que sa femme morte l’a peut-être trompé, Mohsen Ramat se plaint auprès de la sienne, emmurée vive dans son tchadri, qu’il n’a plus de raison de vivre si elle le boude, et le protagoniste des Sirènes de Bagdad ne peut pas survivre à l’humiliation de son père : autrement dit, un évènement qui, dans de nombreux romans, rend le héros prématurément adulte tue purement et simplement le Bédouin moyen. Reconnaissons d’ailleurs qu’à l’inverse, ledit Bédouin a déjà à survivre à pas mal de choses qui épargnent la plupart des héros de roman.
La force des romans de Yasmina Khadra et leur caractère dérangeant viennent de ce que l'auteur parvient, en montrant les impasses dans lesquels se débattent ses personnages, à faire comprendre et adopter le point de vue de ces hommes qui cherchent à rendre un sens au monde en se tournant vers Dieu et vers le passé. En affligeant ses personnages d’une immaturité flagrante, il explique leur recherche pathétique d’une sorte d’état d’innocence ou rien ne changeait jamais et où les vieillards étaient forcément plus sages que leurs cadets. A travers Dieu, ces jeunes gens semblent rechercher désespérément une figure paternelle immuable et absolue. Le constater ne fournit pas de solution à la tragédie de ces Arabes humiliés et privés d’avenir ; le lecteur est donc libre de conclure comme il le souhaite, et de se demander si c’est l’absence de perspectives qui enfonce les héros de Khadra dans leur puérilité islamisante, ou si c’est l’inverse.
Les hirondelles de Kaboul (2002), L’attentat (2005), Les sirènes de Bagdad (2006), Yasmina Khadra
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