Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector (qui est mort). Voilà qui est particulièrement propice à des déluges d’alexandrins, car l’alexandrin adore la symétrie et la redondance. La césure qui le rythme lui donne la tentation de se répéter, ce qu’il fait par exemple en alternant la forme positive et la forme négative d’une même proposition. Comme de plus l’obligation d’être concis, à l’intérieur de ces douze syllabes, conduit à n’avancer, d’un vers à l’autre, qu’à tous petits pas, le discours en devient aussi bavard que chaque phrase en est lapidaire; comme sur une balançoire, l’auditeur est transporté par des oscillations héroïques qui le ramènent régulièrement à son point de départ, ou presque, et l’histoire s’efface un peu derrière la pure jouissance de ces syllabes, chaque mot sonnant de son souffle et de son sens propre, plus que de la chair et de l’histoire de celui qui le prononce.
Dans la mise en scène de Muriel Mayette, on jouit peut-être d’autant plus de la musique de ce texte magnifique que l’on reste assez peu sensible à l’incarnation à laquelle s’essaient les acteurs. Andromaque, traînante et chevrotante, ressemble à une caissière de Monoprix qui porterait une minerve, Pylade a des joues de boxer et Oreste souffre d’un côté bizarrement ornithologique - son habitude de s’asseoir avec les genoux sous le menton n’y est sans doute pas pour rien, non plus que son costume blanc dont dépassent anarchiquement divers bouts de tissu qui évoquent invinciblement les plumes d’un jeune gallinacé. Après Hermione, dont le démarrage est un peu laborieux, mais qui dégage de plus en plus d’énergie au fil des actes, Pyrrhus est sans doute celui qui met dans son interprétation le plus de force et d’émotion; vainqueur dédaigné par sa proie, désespérant de trouver le chemin du cœur d’Andromaque, il offre ce mélange de puissance et de vulnérabilité auquel je ne cesserai sans doute jamais de me laisser prendre.
Le tout se déroule dans un décor écrasant, d’une monumentale simplicité (des colonnes doriques… comme c’est original!). Les costumes, d’un blanc bleuâtre, les postures figées des acteurs évoquent des statues plutôt que des êtres de chair; un arrière-plan sonore vaguement musical devrait, j’imagine, instiller un peu d’âme dans cette ambiance marmoréenne, à moins qu’il ne souligne la musicalité du texte, celle-ci heureusement parfaitement restituée par la diction scrupuleuse des acteurs. Bref, je n’ai pas été emballée par la mise en scène, mais après avoir lu le programme (a posteriori, comme toujours), je m’aperçois que j’aurais difficilement pu me sentir en totale harmonie avec une femme qui considère que «Pyrrhus culpabilise» (misère! pauvre Racine !), qu’Andromaque est «une pièce nécessaire qui raconte l’abîme que peut engendrer la volonté de pouvoir» et qui, pour tout dire, tient absolument à prouver à quel point Andromaque, derrière ses colonnes doriques, est actuelle.
Je ne crois pas que ce soit la qualité principale d’Andromaque, cependant, que d’être «actuelle» ou «nécessaire». «Fascinante», en réalité, serait un adjectif plus adapté pour ce spectacle sans morale où chacun est esclave de ses passions, jusqu’à commettre les actes les plus répugnants, sans que le spectateur soit jamais invité à juger ces débordements dont il est au contraire entraîné à partager tant l’horreur que l’emportement. Où sont, là-dedans, les leçons politiques qu’aperçoit Muriel Mayette ? je suis bien en peine de le dire. Et je préfère à la morale le plaisir – celui de l’immortel alexandrin :
« Je ne balance point, je vole à son secours,
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours…»
Andromaque, 1667, Jean Racine
Mise en scène Muriel Mayette, 2010
samedi 5 février 2011
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