Me voilà d’humeur alexandrine, ce qui me pousse à infliger à mes héroïques lecteurs quelques vers pour lesquels j’éprouve une tendresse particulière. Il s’agit de l’adieu de Bérénice, reine de Palestine, à Titus qui, devenu empereur, doit pour des raisons politiques renoncer à l’épouser.
« Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n’écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?»
Ces quinze vers illustrent parfaitement à mes yeux l’émouvant balancement répétitif de l’alexandrin. Dans les huit premiers, Bérénice drapée dans sa dignité reproche à Titus son inconstance. Son discours est orienté vers l'aspect formel de la rupture de l’engagement: verbes et sujets relèvent du champ de la parole (bouche, avouer, serments, ordonner, entendre, écouter). Les huit vers dessinent trois oppositions: entre Titus, sur le point d’embrasser son destin, et Bérénice disparaissant dans le silence (vers 1 et 2); entre le passé et le présent (les vers 3 et 4, puis 5 et 6); entre le dernier espoir de Bérénice et son définitif désespoir (vers 7 et 8). Les procédés qui soulignent ces oppositions sont variés. C’est le changement de personne et de rythme pour les vers 1 et 2, dont le premier martèle une martiale succession de mots de deux syllabes alors que le second ne marque que la césure. C’est la symétrie entre deux couples de vers introduits par le même terme, la «bouche» qui figure dans le premier hémistiche de chaque couple, la répétition du «même» qui souligne encore que l’on parle bien toujours de la bouche de Titus, et bien sûr les contrastes entre les premiers vers de chaque doublet, qui évoquent la forme du discours prêté à Titus (serments et aveux d’infidélité) et entre les seconds, qui en évoquent le fond (union éternelle et éternelle absence). C’est enfin l’opposition entre les temps (passé et présent) des deux derniers vers, et le rapprochement entre «entendre» à la fin du vers 7, et «écouter» au début du 8 : cette proximité matérialise, au bout de ce vers 7, comme un point singulier, foyer de symétrie entre l’avant et l’après – cet éternel après de l'amante délaissée.
Mais alors les forces de Bérénice l’abandonnent, et cette sèche plaidoirie se craquelle en une déchirante lamentation : le vers 9, rompu par une double exclamation, marque ce relâchement subit dont il donne le ton par son second hémistiche aux tendres accents – ces on et ces ou étouffés et plaintifs. Alors que les vers deviennent plus fluides (on y trouve surtout des consonnes liquides comme le l, le r, le j, le f ou le m, alors que les huit premiers vers abondent en occlusives, b, d, t) et que le bercement de la césure s’y fait plus sensible, la parole de Bérénice s’accélère et roule comme une mer: les oppositions se resserrent et associent les deux hémistiches d’un même vers (en particulier dans les trois derniers vers). Les mots de Bérénice parlent de la souffrance, de la distance, et du temps: il n’y a plus rien là de formel, c’est au contraire un lyrisme désespéré, le gémissement d’un cœur défait par l’immensité de la douleur à venir. La colère disparaît de sa voix, Titus n’est plus un traître, mais comme Bérénice la proie de cette souffrance: lui qui n’était dans les huit premiers vers qu’une bouche redevient un homme. «Vous», «Titus», «Seigneur» et même «nous»: huit fois en sept vers Bérénice s’autorise le plaisir à elle-même cruel d’évoquer son amant.
Il me semble n’avoir jamais entendu un si exact résumé de la douleur de la rupture, et j’ai encore dans l’oreille la voix fêlée d’une Carole Bouquet pourtant éternellement glaciale congédiant Depardieu dans l’adaptation filmée de Jean-Daniel Verhaeghen. Puissance de l’alexandrin! je regretterai éternellement que les auteurs des slogans publicitaires, des programmes politiques et des annonces de la SNCF ne soient pas contraints d’adopter ce rythme: je suis sûre que la vie en serait changée.
samedi 5 février 2011
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Muscas,vous fêtez si bien l'alexandrin
RépondreSupprimerQu'on ne pense qu'à vous, à la Saint Valentin.
De l'antiquité, vous avez la passion
Et vous nous charmez de votre érudition.
Telle une déesse, vous rendez vos oracles,
Du style vous savez faire des miracles.
Allé! On se prend pour un poète!
RépondreSupprimerj'admire les gens qui arrivent à étudier un texte d'une façon autant complète ! Chapeau l'artiste !!
RépondreSupprimerJ'adore !
RépondreSupprimergénial l'analyse !
mais j'ajouterais bien :
Notes
- La didascalie «en sortant» : Bérénice sort de son appatement.
- Vers 1041 : «vos conseils» : «les conseils des suivantes».
- Vers 1049 : «ce cœur» : «ce courage».
- Vers 1052 : «éclaire» : au XVIIe siècle, le verbe s’accordait avec le sujet le plus proche (latinisme).
- Vers 1062 : «est-il temps?» : «est-ce le moment?», «n’est-il pas trop tard?».
- Vers 1066 : «l’avouai» : «avouai le plaisir de vous voir et de vous aimer».
- Vers 1075 : «alors» : «si vous m’aviez alors quittée».
«consolaient» : «auraient consolé».
- Vers 1076 : «ma mort» : «mon suicide».
- Vers 1082 : «que» : «où».
- Vers 1084 : «Rome se tait» : «n’exprime pas son refus de voir un empereur épouser une étrangère».
- Vers 1089 : aperçu sur l’époque où Titus et Bérénice vivaient hors du temps et des contraintes, dans un présent toujours renouvelé.
- Vers 1094 : «Avant que d’en» : «avant d’en». La tournure était normale au XVIIe siècle.
- Vers 1103 : «gloire» : «honneur».
- Vers 1104 : «dispute» : «discute», «lutte».
- Vers 1105 : «Cette même bouche» : «Cette bouche elle-même».
- Vers 1107 : «à mes yeux» : «devant moi».
- Vers 1109 : «en ce lieu» : où ils se firent des serments.
- Vers 1113 : «souffrirons» : «accepterons».
- Vers 1115-1116 : Ici, «Bérénice» rime avec «finisse».
- Vers 1118 : «soins» : «prévenances pour la personne aimée».
- Vers 1123 : «triste» : «funeste», «cruelle».
- Vers 1126 : «s’il» : «si cela».
- Vers 1128 : «ne vous plus voir» : autre antéposition du pronom personnel complément d’un infinitif.
- Vers 1129 : «m’enviez-vous» : «me refusez-vous».
- Vers 1134 : «appas» : «charmes».
- Vers 1138 : Cette question est maladroite, parce qu’elle rappelle à Titus son devoir d’empereur, reporte son attention sur la réalité politique qu’il était en train d’oublier.
- Vers 1141 : «justifier» : «confirmer».
- Vers 1142 : «s’ils me vendent leurs lois» : «s’ils exigent des concessions en échange de la violation de leurs lois».
- Vers 1143 : «complaisances» : «compromissions politiques».
- Vers 1144 : «patience» : «soumission».
Il faut respecter la diérèse («pati-ence») que Racine employa souvent pour mettre en évidence un mot ou, il faut bien le dire, pour obtenir un pied de plus.
- Vers 1146 : «des lois que je ne puis garder» : «observer moi-même», «respecter».
- Vers 1150 : «chagrins» : «douleurs» (sens fort).
- Vers 1154 : Il rappelle l’adieu de Marie Mancini à Louis XIV : «Vous m’aimez, vous êtes roi, et je pars.»
- Vers 1159 : «exercé la constance» : «mis à l’épreuve».
- Vers 1162 : «jaloux de sa foi» : «fidèle à la parole donnée».
- Vers 1162-1163 : Il s’agit du célèbre Régulus qui, capturé par les Carthaginois, fut renvoyé à Rome, sous serment, pour négocier un échange de prisonniers. Il dissuada le sénat d’accepter les exigences de l’ennemi, et repartit pour Carthage, sachant que la mort l’y attendait ; il fut supplicié en 255 avant J.-C..
- Vers 1164 : Il s’agit du général Manilus Torquatus, dont le fils livra bataille sans son ordre ; bien qu’il l’eût gagnée, son père le proscrivit, autorisant sa mise à mort immédiate.
- Vers 1165-1166 : Il s’agit du consul Brutus l’Ancien, qui avait soulevé le peuple pour chasser les Tarquins, qui régnaient à Rome, et qui, en 509 avant J.-C., fit condamner à mort ses deux fils, qui avaient conspiré en vue de leur retour.
- Vers 1170 : «passe» : «surpasse».
- Vers 1175 : «barbarie» : «cruauté» (hyperbole précieuse).
- Vers 1188 : «devant que» : «avant de».
- Vers 1191 : «effacée» : au XVIIe siècle, le mot «amour» pouvait s’employer indifféremment au féminin ou au masculin.
- Vers 1193 : «même» : «en ce palais même».
- Vers 1195 : «ma persévérance» : «la constance de mon amour».
Intérêt de l’action
RépondreSupprimerLa scène est un moment de crise dans le déroulement de I'action dramatique, une longue, dramatique et pathétique scène des adieux, la scène où culmine la tragédie car le face à face des deux amants les conduit au bord du désespoir et du suicide.
Si la situation est cornélienne (par le conflit entre le devoir [l'obligation de se soumettre aux lois de Rome] et le bonheur, entre la politique et I'amour), elle est traitée avec toute la délicatesse et la tendresse de Racine.
Aux vers 1040-1121, puis aux vers 1175-1197, on trouve de vifs affrontements verbaux. C’est un combat langagier où, pour obtenir la persuasion, la parole se fait habile et même mensongère. Les quiproquos sémantiques sont nombreux car chacun des amants répond à l’autre en essayant de renchérir sur sa douleur, employant les mots de l'autre en leur donnant un sens différent, ce problème de communication accentuant le pathétique. Toutefois, on observe que Bérénice, qui, se reprenant, utilise, en vain, toutes les ruses de I'amour propres à Iui ramener Titus, détermine le tempo par la variété des états affectifs qu'elle exprime, que ses répliques servent le plus souvent à relancer le débat, à I'ouvrir sur d'autres perspectives, alors que la plupart de celles de Titus se contentent d'exprimer une réaction («Je n'y résiste point» [vers 1131] - «quelle injustice» [vers 1147] - «Que vous me déchirez» [vers 1153]) ou de reprendre les paroles de Bérénice («Ces jours / tant de jours» [vers 1121 et 1122] ; «Vous ne comptez pour rien / Je les compte pour rien !» [vers 1147 et 1148]).
Ce combat entraîne une alternance de moments violents et rapides, et de mouvements lents, qui donne à la scène son rythme particulier.
Est particulièrement intéressant le passage des vers 1103-1154.
RépondreSupprimerOn y remarque que les arguments de Bérénice et les répliques de Titus s’enchaînent :
- elle stigmatise le souci de gloire qu’il aurait ;
- il annonce qu’il ne pourra survivre à la séparation ;
- elle demande alors de pouvoir continuer à vivre près de lui ;
- il craint la force d’un amour auquel il s’abandonne déjà ;
- elle minimise l’importance de la politique ;
- il expose dans quelle situation impossible il sera placé ;
- elle résume le dilemme qui afflige Titus.
Au début, le pouvoir paraît triompher, Bérénice semblant renoncer à Titus, et favoriser son ambition politique : «Hé bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire.» (vers 1103). Mais «Pour jamais ! Ah ! Seigneur» (vers 1111) indique un revirement. Par la suite, dans ses répliques, le pouvoir politique est l'objet de plusieurs interrogations : «pourquoi nous séparer?» (vers 1126) - «Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée?» (vers 1128) - «Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez?» (vers 1129) - «qu'en peut-il arriver?» (vers 1137) - «Voyez-vous les Romains prêts à se soulever?» (vers 1138) - «Quoi? pour d'injustes lois que vous pouvez changer, / En d’éternels chagrins vous-même vous plonger / Rome a ses droits, Seigneur : n’avez-vous pas les vôtres? / Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les vôtres?» (vers 1149-1152). Ces interrogations réclamant impérativement une réflexion ou une intervention de la part de I'interlocuteur, qui montrent le caractère volontaire, combatif, de la plupart des interventions de Bérénice, visent à minimiser I'obstacle que représente la politique, à montrer que l'amour et les lois de Rome pourraient ne pas être inconciliables. La forme interrogative dans les répliques de Titus («Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure?» - «Faudra-t-il?» - «À quoi m’exposez-vous?» - «Par quelle complaisance / Faudra-t-il quelque jour payer leur patience?» - «Que n'oseront-ils point alors me demander?» - «Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder?» [vers 1139 à 1146]) a un tout autre rôle : elle traduit un questionnement intérieur, une difficile délibération, porte sur les conséquences de sa vie amoureuse sur la vie politique, les mener de pair lui paraissant périlleux. En d'autres termes, la forme interrogative chez Bérénice exprime une demande et appelle une réponse : elle fait avancer le dialogue. Chez Titus, elle exprime une hésitation : elle ralentit le dialogue.
La fin du passage montre avec beaucoup de force comment chaque personnage se comporte face au conflit entre I'amour et le pouvoir politique. La conscience du nouvel empereur se refuse à risquer de voir s’opposer les Romains à son union avec une étrangère, et de devoir châtier les mécontents ou les acheter (vers 1139-1146). Bérénice cherche à le convaincre de résoudre le conflit en faisant passer les droits de I'amour avant ceux de l'État. Titus, au contraire, ne parvient pas à dissocier les deux termes du conflit, ce que souligne Bérénice : «Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !» (vers 1154, dont certains témoignages du temps prétendirent qu’il faisait rire les spectateurs, qui ne pouvaient concevoir une telle faiblesse de la part d’un souverain).
Le dialogue s’étant déroulé par avancées et reculs successifs, sans que rien n'emporte véritablement la décision, à la fin de la scène, instant de vérité qui exigerait qu'une décision soit prise, la situation n’a pas vraiment évolué. Bérénice a appris la vérité et la force de l’amour de Titus ; mais c’est un élément uniquement psychologique : le dilemme n’est pas résolu, il n’en est, au contraire, que plus aigu, que plus cruel. Aussi se retire-t-elle accablée de douleur, et décidée à partir et à se donner la mort. Titus l’assure qu’il ne lui survivra pas, mais qu’il ne peut renoncer à son devoir ; en proie au désarroi, il voudrait aller apaiser sa souffrance ; mais le sénat l’attend : il se domine et fait passer son devoir de souverain avant son amour. Si Bérénice a eu I'initiative de la parole, si elle a témoigné de sa supériorité à maîtriser le dialogue, et à mener le débat, il n’y a pas en fait de vainqueur mais deux victimes.
Cependant, l’action reste encore ouverte. L’avenir des personnages peut se présenter sous deux aspects : soit Titus, convaincu par Bérénice, et emporté par sa propre émotion, la garde auprès de lui, soit il la renvoie conformément à sa décision. Mais, selon les règles de la séparation des genres dans le théâtre classique, le dénouement d’une tragédie ne peut apporter de solution heureuse. On ne peut donc pas imaginer que survienne un retournement qui permette le bonheur des deux amants. Le dénouement tragique le plus attendu serait donc la mort, par exemple le suicide d'un des personnages.
bref !
RépondreSupprimerton article m'a vraiment été utile !
continues comme tu fais ; c'est génial ! ! ! ^^