La guerre de Sécession est, comme la Révolution française, Octobre 1917 ou la seconde guerre mondiale, l’un de ces évènements fondateurs par lesquels, en quelques années, la face du monde est changée. En 1861, quand l’élection d’Abraham Lincoln déclenche la sécession de la Caroline du Sud, les Etats-Unis sont une société «jeffersonnienne» où l’Etat fédéral est regardé avec suspicion dès qu’il se mêle de planifier, de centraliser, de développer – bref, d’intervenir dans la vie économique du pays. Chacun est jaloux des libertés qui sont la raison d’être de la nation et que l’Etat fédéral n’a pour fonction, semble-t-il, que de garantir; mais ces libertés sont l’apanage du citoyen, non de l’homme, puisque l’économie des états du Sud repose sur l’esclavage agricole de millions de Noirs.
Entre ce modèle économique et social et le Nord, à vrai dire moins homogène, mais dans lequel se dessine un modèle fondé sur le salariat industriel, s’exerce une lutte politique dont l’enjeu est la survie de «l’institution particulière» qu’est l’esclavage. Avant de se régler dans le sang, le conflit se noue sur deux fronts: le statut des nouveaux états et la législation sur les esclaves fugitifs. Un compromis de 1820 interdit l’esclavage au nord de 36°3 de latitude, ce qui justifie d’étranges aventures expansionnistes à Cuba ou au Panama; sa remise en cause par les états du Sud conduira à confier en 1850, par un nouveau compromis, le soin aux nouveaux états le soin de se déterminer eux-mêmes et aboutira à une situation de guerre civile larvée au Kansas. Dans le même compromis de 1850 est comprise la législation sur les esclaves fugitifs, dont les propriétaires doivent recevoir l’aide de l’Etat fédéral pour rentrer en possession de leurs biens en vertu du droit de propriété garanti par la Constitution. Cette loi suscite la rage des abolitionnistes, alors au nombre d’une poignée d’originaux, et donne lieu à plusieurs reprises à des scènes de violence alors que des fugitifs sont escortés vers le bateau qui les ramène en captivité.
Ce n’est pas en effet que le Nord soit alors abolitionniste; la race noire est considérée avec condescendance par les plus éclairés, et les immigrants de fraîche date redoutent la concurrence de cette main d’œuvre si elle venait à quitter ses plantations. Mais enfin le Nord nourrit une opposition de principe à l’extension de l’esclavage, opposition qui semble fondée sur le même attachement à la liberté, celle-ci collective, que l’acharnement du Sud à imposer cette extension: les Américains du Nord refusent de se voir imposer cette institution par ceux du Sud. Le roman La Case de l’Oncle Tom, publié en 1852 par Harriet Beecher Stowe et considéré par le Sud comme une provocation, renforcera chez de très nombreux lecteurs yankees une aversion pour l’esclavage jusque là largement théorique.
Peu à peu, la conscience de défendre deux sociétés radicalement différentes polarisera toute la vie politique ; les positions, sur des sujets aussi divers que les droits des immigrants récents, la prévention de l’alcoolisme ou le développement des chemins de fer vers l’ouest, obéiront de façon de plus en plus marquée à une logique sectionnelle (c'est-à-dire Nord contre Sud) qui provoquera finalement l’explosion de l’ancien parti Whig, l’émergence du parti Républicain et de graves dissensions chez les Démocrates. Dans un climat toujours plus tendu, des députés en viendront aux mains à plusieurs reprises; en 1856, Charles Sumner, sénateur du Massachusets, sera pratiquement battu à mort à coups de canne par un député de Caroline du Sud, pour la plus grande joie d’éditorialistes virginiens ou caroliniens particulièrement sanguinaires.
Les huit premiers chapitres du livre de James McPherson, qui en compte vingt de plus, sont consacrés à cette polarisation progressive du conflit, jusqu’à la sécession et à la déclaration de guerre. Les suivants font naturellement une large place aux aspects militaires, sans jamais renoncer à présenter les combats comme partie intégrante d’un conflit qui restera toujours soumis à des conceptions politiques et influencera, en retour, l’évolution des mentalités au point de redéfinir les fins mêmes du conflit. C’est la guerre qui liera la question de l’abolition et celle de l’union, quand le conflit ne portait que sur la question de l’extension; et qui ne les liera pas seulement pour des raisons de manœuvre politique ou militaire, mais également dans l’esprit des citoyens pour qui l’abolition deviendra un enjeu puis une victoire.
Il n’est pas possible de résumer ici ces six cent pages foisonnantes qui plongent le lecteur alternativement dans l’atmosphère enfiévrée des campagnes électorales et dans la sanglante réalité des combats, dont le livre aborde les aspects les plus divers, de l’hygiène du combattant au sort des prisonniers de guerre, de la personnalité des généraux aux performances de l’armement. Qu’il me suffise de noter le talent de McPherson dont l’ambition très englobante ne freine nullement la verve, au point qu’il n’est pas loin, à plusieurs reprises, de tirer des larmes à son lecteur. La désignation de Lincoln comme candidat républicain en 1860, le vote du 13ème amendement (qui abolit l'esclavage) en janvier 1865, sont des moments particulièrement émouvants, comme l'est aussi la capitulation de Lee à Appomattox le 8 avril 1865: en ce point d’orgue du livre, comme dans un bon roman, on ressent à se séparer des combattants le chagrin hors de propos qui a envahi Ulysses Grant au moment de faire ses adieux à un adversaire aussi redoutable. Et on pleure véritablement la mort de Lincoln, pourtant évoquée très elliptiquement, tant au fil des pages on a conçu d’admiration pour un chef d’Etat doué non seulement d’une remarquable intelligence politique (qui s’étendra peu à peu à la stratégie militaire) mais également d’une rare et sincère courtoisie naturelle qui fait écho, sans doute, à un sens profond de la dignité humaine.
J’ai déjà un peu oublié si Chancellorville était une victoire yankee ou rebelle et qui commandait à Antietam ; comment oublier en revanche que les institutions américaines, celles la Constitution de 1776, ont fonctionné sans interruption pendant les quatre années du conflit, qui ont même vu la réélection d’Abraham Lincoln; que la reconstruction des premiers états réoccupés par le Nord a été discutée au premier chef sous l’angle constitutionnel par le Congrès et le Président; que la liberté de la presse n’a jamais été mise en question; que la conscription elle-même a été mûrement débattue au nom des libertés du citoyen? Quel extraordinaire patrimoine culturel et institutionnel était alors celui des Américains, pour que la guerre civile elle-même, conduite de part et d'autre au son de l'hymne Battle Cry of Freedom, ne puisse ébranler leur souci du droit et de la liberté!
La guerre de Sécession, James M.McPherson, 1988
Trad. Béatrice Vierne
jeudi 10 février 2011
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