Voilà le premier roman de Michel Houellebecq qui me plaît vraiment (j’espère que l’auteur sera content de l’apprendre). Je n’ai pas aimé la Possibilité d’une Ile, qui retransmettait fidèlement au lecteur l’ennui dont souffraient ses personnages ; ni Plate-forme, pourtant facile à lire avec sa construction très classiquement romanesque, mais truffé d’épisodes sexuels dont les descriptions, dans ce style platement technique que Houellebecq affectionne, étaient barbantes quand il s’agissait de relations tarifées, et bizarrement écoeurantes quand elles concernaient Michel et Valérie, les amoureux sur le retour. Ni Extension du domaine de la lutte ni Les Particules élémentaires, avec leurs galeries de frustrés, n’ont trouvé grâce à mes yeux, encore que je ne me souvienne pas trop pourquoi.
Dans La carte et le territoire, Michel Houellebecq reste fidèle à ce que je préfère chez lui : cet intérêt minutieux pour un monde moderne déprimant mais bien conçu. Comment a-t-on pu lui reprocher de recopier Wikipedia ? c’est génial, au contraire, de reprendre pour décrire notre univers entièrement pensé et manufacturé les textes même qui en sont, par leur mode de fabrication, les plus caractéristiques : notices, circulaires, études de marché ou articles Wikipedia ont parfaitement leur place dans ces méditations sur les ronds-points ou sur les grandes surfaces. Ce qui rend plus transparente, dans ce roman, l’intelligence de ce procédé est bien sûr le miroir que Houellebecq se tend à lui-même à travers le personnage de Jed Martin, l’artiste pour qui la carte – c'est-à-dire la représentation, ou la pensée - est « plus importante » que le territoire, c’est-à-dire le phénomène. Jed Martin peint des gens dans leur attitude et leur environnement professionnel, et ces tableaux qui sont manifestement laids et ennuyeux atteignent des prix faramineux parce que, comme les textes de Wikipedia recollés dans les romans de Houellebecq, ils s’attachent à ce qui est vraiment significatif aujourd’hui : la Jeanne d’Arc, la Mona Lisa de notre temps, c’est « Maya, opératrice de télé-maintenance ». Parce qu’il ne reste plus rien d’autre, bien sûr : on n’est pas obligé de considérer que c’est un progrès.
Tant que Houellebecq en était à se regarder dans la glace, il n’a pas fait les choses à moitié en s’installant lui-même dans son roman, en s’y faisant portraiturer par le héros, puis en s’assassinant de façon particulièrement sanguinolente. La troisième partie du roman, après l’ascension artistique de Jed Martin et sa dernière rencontre avec Houellebecq, est le récit de l’enquête policière sur ce meurtre. Tout en s’imposant ainsi à son lecteur, Michel Houellebecq fait preuve, pour la première fois depuis que je le connais, d’un certain humour. Je l’ai toujours trouvé absolument sinistre ; c’est la première fois que j’entends dans ses phrases un soupçon de tendresse ironique – comme pour ce personnage très secondaire de technico-commercial japonais égaré à Beauvais et considérant son couteau à viande avec l’air d’envisager un seppuku improvisé. Parallèlement, il abandonne, à mon grand soulagement, le créneau du réalisme sexuel ; contrairement à ses personnages habituels, Jed Martin n’est pas un gros frustré (c’est un artiste : ceci expliquerait-il cela ? oui, sûrement).
Une fois l’affaire Houellebecq résolue, ledit Jed Martin se retire au fin fond de la Creuse et se met à bricoler des montages vidéo témoins de l’usure et de la déliquescence des choses, et de la victoire du végétal – celle du non-sens sur le sens, en fait. Il fait ainsi écho à l’œuvre méconnue de son père, architecte dégoûté par le fonctionnalisme et dont on découvre avec le héros les cartons bourrés d’esquisses fantastiques et d’immeubles arborescents ; chez lui aussi, le non-sens prend le pas sur le sens – mais, visiblement, avec une vigueur et une allégresse constructive que son fils démentira ensuite avec obstination. Le succès artistique de Jed Martin répond à l’échec total de son père, dont les plans n’ont jamais connu le moindre début de réalisation.
On ne peut pas dire qu’avec la carte et le territoire Houellebecq ait brusquement versé dans la joie de vivre la plus frétillante : son regard sur le monde est toujours aussi sinistre. Mais il est peut-être moins douloureux, d’une certaine façon. Bizarrement, les personnages de ce roman semblent souffrir moins que les autres de l’absence de sens de l’existence, dès lors qu’ils se sont attelés à en rendre compte eux-mêmes.
La carte et le territoire, Michel Houellebecq, 2010
jeudi 16 septembre 2010
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