L'article 9 de la loi 90-615 dite loi Gayssot, visant à réprimer les actes racistes et antisémites, dispose que la négation de l’existence d’un crime contre l’humanité constitue un acte relevant du droit pénal et, pour tout dire, un crime. Cet article a permis des poursuites pénales contre les négationnistes que sont Robert Faurisson et Vincent Reynouard, actuellement emprisonné.
Il permet également auxdits négationnistes et à tous leurs émules de s’auto-promouvoir défenseurs de la liberté de pensée et de la vérité historique. Il autorise enfin les comparaisons les plus malveillantes entre notre société et celle du 1984 décrites par George Orwell. Car enfin, la démarche révisionniste s'inscrit dans une pratique de recherche historique dont le propre est d’aboutir parfois à des interprétations diverses de faits identiques. Dans une société qui reconnaît la transparence sur le présent et sur le passé comme le socle de la liberté, il est très choquant de criminaliser cette démarche quand elle produit un résultat indésirable. Le postulat de base de la loi Gayssot n’arrange rien : on suppose que nier publiquement une vérité solidement établie ne peut traduire que la folie, ou une intention perverse. Rappelons-nous que Galilée en son temps a nié une vérité solidement établie : ce n’est pas parce qu’on sait qu’il s’agit d’une vérité que c’est la vérité, hélas !
Mais quoi ? Peut-on sans verser dans un angélisme maladroit laisser de faux historiens brouillons, profs de lettres, ingénieurs ou pharmaciens, jeter le discrédit sur tout un peuple et lui dénier le droit au souvenir de ses morts ?
Regardons-y de plus près, car il me semble que le débat est mal posé. Les négationnistes aujourd’hui s’acharnent à prouver deux points essentiels : il n’y avait pas de chambres à gaz, et il n’y avait pas de plan d’extermination préétabli. Barbotant dans des mètres cubes de témoignages plus ou moins contradictoires et de données physico-chimiques auxquels les historiens n’entendent pas grand-chose, exploitant l’absence de directives écrites concernant l’extermination des Juifs, jouant sur l’obscurité du terme « Endlösung » (solution finale), ils parviennent parfois à semer le doute sur ces deux points.
Ce faisant, ils font tout sauf un travail historique, car ils posent une question sans proposer de réponse. Cette question est tout simplement « que sont devenus les Juifs ? » À l’évidence, « il n’y a pas de chambres à gaz » ne constitue pas une réponse. On sait – pour le coup, les lois, décrets et circulaires ne manquent pas sur la question – que les Juifs, tels que définis par les lois du Reich, ont été spoliés, exclus de la vie économique, privés de leurs droits civiques et de leur liberté de se déplacer ; et ce, à certaines nuances près, sur une très grande partie de l’Europe. Le Reich a ainsi constitué une population de mineurs légaux, incapables de subvenir à ses besoins par elle-même. Il fallait bien qu’on l’entretînt ; et cette charge qui eût été lourde pour un État démocratique en paix incombait à des gouvernements en guerre, à des fonctionnaires animés par une conception bien ancrée du caractère tout relatif du poids d’une vie humaine, à des idéologues du « repeuplement » pour qui les populations se déplaçaient comme des divisions. À l’Est, on sait aussi, grâce aux ordres du jour de l’Ostheer, que les Juifs ont été assimilés à des partisans, tous âges et sexes confondus. Il fallait bien qu’on les empêchât de nuire, pour être conséquent.
À regarder simplement ces textes largement connus et nullement contestés, on en vient à la conclusion suivante : spoliés, exclus, déportés, les Juifs dans l’Europe en guerre devaient mourir. Qu’ils soient morts de faim, de froid, du typhus ou d’épuisement, ou qu’on ait abrégé leurs souffrances par le gaz ou par le fer; qu’on ait prévu dès 1933 de les exterminer ou qu’on y ait été conduit par le « problème juif » insurmontable qu’on avait créé en les privant de toute ressource; qu’importe? Ils devaient mourir; ils sont morts. Le crime contre l’humanité est dans la spoliation, l’exclusion, la privation de liberté, la déportation qui ont entraîné la mort. Il n’est constitué ni par les chambres à gaz, ni par les diatribes prophétisantes de Mein Kampf; les négationnistes pourraient donc logiquement les nier en toute bonne conscience, dans le cadre même de la loi Gayssot, sans que les juges ne s’émeuvent.
Bien sûr, derrière la façade scientifique du négationnisme, il y a son aspect politique, celui auquel la loi Gayssot devait en réalité apporter réponse. Les chambres à gaz, nous disent Faurisson et ses épigones, sont un mensonge ; un mensonge est intentionnel ; donc ce mensonge profite à quelqu’un. Et puisque les chambres à gaz sont un mensonge, les Juifs ne sont pas morts. Ils sont donc là, tant en Israël qu’en Europe, pour bénéficier du « capital repentance » créé par leur mensonge. Discours absurde, puisque ni les chambres à gaz ni le plan d’extermination préalable ne sont nécessaires à l’Holocauste qui, par ailleurs, du fait de la diaspora, a évidemment laissé nombre de cousins d’Amérique ou d’Espagne survivre et faire vivre sa mémoire; mais discours paradoxalement étayé par le raidissement des États européens sur la question des chambres à gaz. Si on défend leur existence par la loi, si donc la négation nuit, c’est que l’affirmation profite : à qui ? C’est tout vu. Telle est la suite du raisonnement.
C’est ici qu’il faut sans doute reconnaître que les chambres à gaz ont effectivement un caractère mythique ; non dans le sens où elles n’auraient pas existé, mais dans le sens où elles ont très profondément marqué l’imaginaire collectif et, comme la crucifixion au christianisme, donné à l’Holocauste une imagerie que l’on n’ose qualifier de « porteuse ». Elles constitueraient ainsi le fondement, non d’une vérité scientifique, mais d’une conscience collective prompte aujourd’hui à s’émouvoir d’une atteinte aux droits essentiels. Seuls s’en attristeront ceux qui craignent que ce poids de culpabilité n’affaiblisse l’Occident et ne divise l’Europe au profit de nations moins complexées – à commencer par Israël. Or cette crainte même repose sur une vision étroite et pour ainsi dire génétique de l’Holocauste dans notre temps. Aujourd’hui, soixante-dix ans après, il n’y a plus ni victimes, ni bourreaux : les descendants des uns n’ont pas commis de faute dont les petits-fils des autres aient eu à souffrir, ils ne leur doivent rien. On a tort de ressortir les John Demjanjuk du placard aux sorcières : les chambres à gaz n’en mettront qu’un peu plus de temps à devenir symbole et mise en garde universelle.
Abrogeons la loi Gayssot, réponse dépassée à un faux problème ; laissons vaticiner les négationnistes, car la loi ne peut avoir pour objet ou pour intention de façonner l’inconscient collectif ; et laissons maintenant les morts enterrer les morts. L’Holocauste appartient aujourd’hui à la culture et non au droit. Cinéastes et romanciers retravailleront encore longtemps cette pâte sanglante pour en extraire ce qu’ils ont à nous dire de l’homme. Pour les juristes et les politiques, il est temps de s’occuper de l’avenir au lieu de se battre sur un passé qui nous a appris ce qu’il y avait à apprendre : à savoir, au cas où quelqu’un en aurait douté, que spolier des hommes en masse, les priver de leurs droits, de leurs ressources et de leur liberté de mouvement, c’est les mettre en danger de mort et créer une charge potentiellement insupportable pour la collectivité, la poussant ainsi au meurtre – ce qui, de quelque façon qu’on considère les choses, est doublement criminel.
dimanche 26 septembre 2010
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