(c'était une question posée par Le Monde à qui voulait bien y répondre. J'y ai répondu, et ça m'ennuierait de perdre ma réponse, donc je la recolle là).
Quelles références historiques pour la crise actuelle ? Mais d’abord, quelle étrange question !
S’appuyer sur des références historiques pour analyser une situation actuelle est une tentation classique – au sens fort de ce classicisme pour lequel l’antiquité constituait une référence indépassable. Ignorer l’histoire, dit-on, c’est se condamner à la répéter. Or si ignorer l’histoire en effet c’est se priver de clés de compréhension de la littérature, de l’architecture, de l’esprit des institutions et du génie des civilisations, si la connaissance de l’histoire est indispensable pour déchiffrer la pensée et le discours politique en général, elle est parfaitement inutile pour comprendre ce qui dans le présent ne relève pas du discours.
En premier lieu, parce que cette foi dans une Histoire quasi-prédictive est totalement anti-scientifique. Etablir, comme l’a tenté Marx, des lois historiques sur la base de l’expérience humaine est une démarche hasardeuse, notamment parce que ladite expérience n’est pas reproductible. Sait-on jamais, quand on déduit de l’histoire de la Révolution française qu’une crise financière conjuguée à une crise de légitimité des institutions conduit à un bouleversement social, culturel et institutionnel, si l’enchaînement de cause à effet se trouve bien là où on le voit ? On ne le sait pas et on ne peut pas le savoir, puisqu’il est impossible d’isoler et de faire varier les données du problème. Post hoc, ergo propter hoc : c’est tout le raisonnement que l’on fait en l’occurrence. N’a-t-on pas négligé un facteur, par exemple le rôle de certaines individualités ? l’enchaînement de cause à effet ainsi postulé se reproduirait-il si les circonstances n’étaient pas exactement les mêmes ? En bref, ces évènements ont-ils la moindre pertinence, rapportés à ceux qui nous occupent aujourd’hui ? J’en doute.
Que le culte de la référence historique soit inepte passe encore, mais il est de plus, malheureusement, contre-productif. L’usage d’une grille d’analyse totalement impropre entrave la réflexion et conduit à des discours purement absurdes : ainsi l’assimilation au port de l’étoile jaune de toute pratique potentiellement discriminatoire, alors même que le contexte institutionnel et culturel est radicalement différent, relève de tout autre chose que d’une démarche rationnelle. Il faut souhaiter qu’on ne prenne jamais de décisions sur la base de pareils arguments. Pis encore, l’usage de la référence historique en politique aggrave de fait la tendance à la « mémorialisation » de l’histoire. La mémoire, au sens du tristement célèbre « devoir de mémoire », c’est l’utilisation de l’histoire à des fins morales. Cette tendance n’est pas neuve : on a vu tout au long du XXème siècle les historiens s’affronter sur un terrain politique autour de la Révolution Française, chacun et les marxistes en premier lieu s’efforçant de lui donner un sens qui conforte sa propre vision, non du passé, mais de l’avenir. La violence, au moins verbale, de ces combats autour d’évènements dont on soupçonne au demeurant que malgré les nombreuses interprétations dont ils font l’objet, ils restent largement inconnaissables, montre le poids de l’enjeu. Hélas, cette démarche de « mémorialisation » a deux effets pervers. D’une part, et c’est son but, elle alourdit considérablement le climat affectif autour de la référence historique : celle-ci, loin de constituer un argument rationnel, devient une manipulation émotionnelle. D’autre part, parce que le citoyen est moins sot qu’il n’en a l’air, elle suscite chez certains une méfiance qui tourne parfois à la complotite aigüe : c’est ainsi que la loi Gayssot sur la négation de l’Holocauste a renforcé tant la crédibilité des révisionnistes, bien que celle-ci ne résiste pas à un examen plus approfondi, que leur position morale, puisqu’ils se présentent depuis lors en martyrs de la liberté de pensée.
Enfin l’usage systématique de la référence historique en politique comporte en germe un aspect profondément pervers et antagoniste à la conception moderne de l’individu. La référence historique est d’une certaine façon un appel à user d’un héritage comme d’un argument. J’entends bien que ce n’est pas le cas lorsqu’elle est introduite à des fins d’analyse. Mais le glissement est rapide de l’analyse à l’appropriation, et on voit surgir dans les débats des phrases comme « mon grand-père était résistant » (sous-entendu, pendant que le vôtre s’adonnait à de vichyssoises turpitudes) : énoncé qui non seulement n’a aucune pertinence mais en plus se réfère implicitement à une conception de l’individu comme porteur de droits et devoirs, fussent-ils seulement moraux, créés par le hasard de sa naissance.
De la même façon que les internautes décernent le « Point Godwin » au premier qui fait référence aux Nazis dans un fil de discussion, la référence historique devrait disqualifier celui qui l’utilise dans une analyse politique. Non pas évidemment quand il s’agit d’employer, pour exprimer une idée, les mots d’un prédécesseur qui l’aura parfaitement formulée ; non pas quand il s’agit de rappeler des faits pour mesurer le chemin parcouru ; mais quand il s’agit de soutenir un point de vue, de défendre une ligne d’action. Le passé peut aider à lire la pensée ou le discours de ceux qui s’y réfèrent ; certainement pas à déchiffrer l’évènement lui-même.
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