Durant la guerre de Corée, un couple de vieillards fuit son village et les combats avec une charrette à bras pour tout bagage. Sur les chemins de l’exode, eux qui n’ont pas eu d’enfant recueillent un gamin grièvement blessé qui partage ensuite leur cruelle errance, jusqu’au retour au village miraculeusement épargné. Alors que le vieil homme reste méfiant et fermé face à ce garçon qui n’est pas de son sang, la vieille femme endosse immédiatement et de tout cœur cette maternité tardive et imprévue. Lorsqu’elle meurt, le vieil homme et le garçon restent face à face pour ruminer avec maussaderie les éternelles questions de la paternité : que dois-je à cet homme ? quel lien ma mère a-t-elle créé entre lui et moi ? quelles promesses recèle ce garçon, qui est-il vraiment, et en quoi me continue-t-il ?
« Le vieux », « la vieille », « le garçon » : les personnages sans nom de cette histoire sans paroles rompent avec les héros hassidim de L’Elu et du Don d’Asher Lev, chez qui la filiation est également le drame principal, ici par son caractère fatal et déterminant, là par son inconsistance. Chez les uns le verbe surabonde et fournit le principe et la loi d’une existence complexe, fertile en dilemmes et en méditations ; chez les autres il se dérobe et laisse place aux gestes obstinés de la survie et aux codes sommaires de relations réduites à leur plus simple expression.
La narration elle-même, traitée dans ces deux autres romans par la première personne d’un héros éclairé qui imprime au livre une perspective très décidée, se dissout ici dans des changements réguliers de point de vue qui font ressortir, par contraste, l’impossibilité où est chaque personnage de formuler une vision de l’aventure. Le «Je» du titre est le seul du livre ; encore renvoie-t-il directement à un Je qui ne pense pas – «je suis l’argile» ; qui dans cette argile insufflera le verbe?
Cette intimité taciturne, cette pensée brisée, cette absence d’anticipation viennent-elles de l’incapacité de Chaïm Potok à pénétrer des échanges auxquels il n’a pas participé, ou retracent-elles fidèlement un mode d’existence dont il a été témoin ? Le lecteur qui a pris goût aux inquiétudes raffinées des Juifs américains de Potok ne peut en tout cas se défendre d’une certaine frustration que ne guérit pas entièrement le récit au demeurant magistral de cette misérable odyssée.
Reste que Je suis l’argile est, sur les trois romans de Potok que j’ai lus, le seul dans lequel apparaît un personnage de mère. Il me semble que ce n’est pas complètement un hasard si la mère surgit seulement lorsqu’aucune attache sociale, aucune convention, aucun patrimoine ne lie le père et le fils. Par ses actes, par ses dons surtout, au-delà même de la mort, la mère institue la filiation lorsque rien d’autre ne pourrait le faire ; à l’inverse, lorsque ce lien est avéré et que la question est de savoir comment vivre avec, la mère disparaît et ne fournit pas même une médiation entre père et fils. Elle qui nourrit l’un et l’autre et les fait fils et père ne leur procure pas les mots pour se comprendre et se penser chacun en face de l’autre. En cela, Je suis l’argile constitue un étonnant miroir aux romans américains de Potok, où se confirme en creux une sorte de schéma psychanalytique très rigide que l’auteur ne semble cesser de retourner et d’observer sous toutes ses coutures.
En tous cas, ça se confirme : pour les autres écrivains juifs américains, je ne suis toujours pas plus avancée, mais Potok au moins est complètement obsédé par la paternité et la filiation. Je me demande si on peut en dire autant de Saul Bellow – ou de Woody Allen ?
Je suis l’argile, Chaïm Potok, 1993
Trad Elie Robert-Nicoud
mercredi 3 novembre 2010
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