La Nouvelle Héloïse raconte, à travers les lettres que s'écrivent ses personnages, les amours éternellement contrariées de Julie d’Etange et de Saint-Preux, un jeune homme un peu plus âgé qu’elle et qui lui a servi un temps de professeur. Les deux amants découvrent la passion à laquelle Julie finit par sacrifier sa vertu ; le jeune homme est contraint de s’éloigner, car ils pourraient éveiller les soupçons ; la mère de Julie découvre le pot aux roses et son père la contraint à épouser un sien ami. Julie se repent de ses errements et s’engage dans le mariage avec conviction, tandis que son amant désespéré entreprend un périlleux voyage autour du monde. A son retour, six ans plus tard, Saint-Preux retrouve Julie et son mari, qui l’accueille aimablement. Après quelques moments de gêne, il s’installe auprès du ménage et le projet d’en faire le précepteur des enfants de Julie est agité. Tout ce petit monde jouit du plus aimable et du plus innocent bonheur domestique pendant quelques mois (bien que Julie soit fort préoccupée du salut de son mari, malheureusement athée) mais les choses se terminent tragiquement par la fin prématurée et édifiante de Julie.
Fidèle à sa vocation de philosophe et à son tempérament péniblement didactique, Rousseau s’efforce de faire entrer dans le cadre du roman tout un système : aussi les lettres abordent-elles les sujets les plus variés. La passion, l’honneur et la vertu, bien sûr ; mais aussi l’économie locale, l’agriculture, les mœurs parisiennes, la musique italienne, les lectures des jeunes filles, la conduite du ménage, la conception des jardins, l’éducation des enfants, la religion, rien ne nous est épargné. Cela pourrait faire de la Nouvelle Héloïse un livre parfaitement indigeste. En réalité, ces digressions contribuent à colorer le récit et à l’enrichir ; si le cours en devient parfois un peu paresseux, cela n’a d’autre effet que de donner au lecteur à sentir le temps qui passe (opération toujours délicate dans un roman épistolaire).
C’est que l’on se plaît, au fond, dans la Nouvelle Héloïse et dans la façon qu’ont les protagonistes de développer méticuleusement chaque argument et chaque exemple, recourant massivement à l’abstraction et aux raisons les plus générales qu’ils peuvent trouver, à travers une sorte de thermodynamique des cœurs qui s’exprime de façon quasi scientifique. Tout ceci est mis en valeur par une forme de style balancé, où la pensée progresse au fil de reformulations et de répétitions, de propositions et de contraposées. La lettre 57 de la première partie, par exemple, dans laquelle Julie adjure son amant de renoncer à un duel, ou la lettre 18 de la troisième partie par laquelle elle lui décrit ce qui s’apparente à une conversion, sont des modèles du genre. Au long d’une progression minutieuse, Julie épluche tous les arguments et contre-arguments, consolidant les uns, démolissant les autres dans des phrases rythmées par l’utilisation systématique de paires de termes contraires. Dans ces lettres interminables on sent non seulement le philosophe qui se plaît à discuter, mais aussi les amants pour qui parler (ou écrire, en l’occurrence) est déjà une volupté.
De fait, malgré les ridicules (involontaires) des personnages – l’expression est terriblement datée, et les héros s’abreuvent mutuellement d’apostrophes telles que « ô fille incomparable ! » et autres manifestations d’émoi pour lesquelles je ne trouve pas d’autre qualificatif que « tarte » - il y a dans ce roman une réelle puissance d’évocation. Le lecteur a beau sentir qu’il ne se serait pas pâmé devant Julie, il est sensible aux tourments et aux élans de son admirateur. Julie est prude et dévote, elle affiche pour ses parents des sentiments exaltés, et rutile de tant de perfections qu’on en aurait des aigreurs d’estomac ; mais elle écrit bien, et on lui pardonne beaucoup pour cela.
Ce qui m’a émue, je crois, au-delà des amours des deux tourtereaux, c’est la conviction qui émane de ces pages que le bonheur naît de la vertu. J’entends la vertu au sens étymologique de virtus, le courage ; car si Julie se ronge les sangs parce qu’elle a perdu la sienne (de vertu), il ne me semble pas pour autant que la pureté des mœurs soit le principal sujet de Rousseau qui, après tout, choisit pratiquement de canoniser une héroïne pourtant marquée dans ce domaine d’une tache indélébile. Saint-Preux et Julie poursuivent tout au long de leurs échanges l’idée d’un amour et, au-delà, d’une vie entière fondée sur la vertu, c’est-à-dire sur le courage de faire le bien. Il est pour moi extrêmement frustrant de partager l’intérêt et l’appétit des personnages pour cette idée sans adhérer un instant à la conception qu’ils ont de la source et de la définition du bien. « Adorez l’Etre éternel ! » comme Julie exhorte son amant à le faire, et tout le reste vous sera donné de surcroît ; mais pour nous à qui l’Etre éternel ne paraît pas mériter tant de vénération ni édicter des règles si évidentes, que reste-t-il comme principes, hors celui de ne pas faire souffrir son prochain ? encore ce principe en vaut-il un autre ; mais quel effort pour fonder dessus une règle de vie qui permettrait de se sentir meilleur parce qu’elle ferait appel, inlassablement, à un courage qu’elle fortifierait en le sollicitant ! je ne vois même pas à cette question le début d’une réponse.
La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau, 1761
lundi 8 novembre 2010
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