Qui a oublié l’année que les quatre filles du docteur March ont passée sans leur père, parti défendre ses idéaux pendant la guerre de Sécession ? Le livre de Louisa May Alcott était plein de bons sentiments et de combats héroïques pour vaincre l’orgueil, l’esprit d’indépendance, l’égoïsme et la timidité excessive: bref, un très sympathique roman pour enfants. Geraldine Brooks prend l’histoire par l’autre bout et, en respectant l’espace de cette même année, parvient à faire tenir dans son récit des aventures du docteur March tout ce que Louisa May Alcott ne nous disait pas. Comme de juste, rien n’est si simple que nous l’avions cru à l’âge de huit ans.
Le docteur March est à l’image du foyer qu’il a créé, plein de bonnes intentions, de nobles convictions et d’idées conventionnelles sur les mœurs, débordant d’une poésie aussi sincère que convenue, et totalement démuni face à la cruauté du monde. Geraldine Brooks lui donne la parole : il écrit à sa petite famille des lettres rassurantes et pleines d’onction, il commente en même temps les évènements beaucoup moins réconfortants auxquels il participe, et il se remémore toute sa vie par la même occasion, ou tout au moins les expériences qui ont contribué à le propulser au milieu d’une guerre civile où il se sent totalement inutile. Il est un peu agaçant, le pauvre homme, avec son lyrisme de pacotille et ses méditations pataudes et didactiques sur John Brown et sur l’abolitionnisme. Mais c’est toute la malice de Geraldine Brooks que de mettre ces maladresses sur le dos du docteur March ; après tout, s’il est pontifiant, ce n’est certes pas de sa faute, à elle.
Ce que raconte March, c’est l’éboulement de toutes ses certitudes, l’écroulement de l’image qu’il avait de lui-même : c’est le naufrage d’un idéaliste. A la guerre, comme il s’en aperçoit rapidement, l’homme ne sert qu’au même titre que les munitions ou le corned-beef. Quand il s’agit ensuite de contribuer à l’émancipation des Noirs nouvellement libres, le pasteur perd ses illusions sur les joies de la liberté et s’avise subitement qu’elle ne nourrit pas son homme. Tous ceux qu’il aide, tous ceux qu’il croit sauver sont avalés par la fournaise du monde en guerre. Il n’est guère porté à l’action immédiate et n’est pas physiquement courageux ; il en conçoit une honte insupportable.
Encore le pauvre March n’entend-il pas ce que nous dit sa femme quand elle prend la parole à son tour pour la seconde partie du livre, alors que lui gît entre la vie et la mort sur un lit d’hôpital. Les seules certitudes qui lui restaient concernaient sa femme, qu’il aime profondément. Tandis qu’elle découvre que son mari a eu un faible prononcé pour une belle esclave vingt ans auparavant, le lecteur constate que cette épouse irréprochable pince le nez en croisant des Noirs et regrette le bien-être matériel que son mari a jeté par-dessus les moulins pour financer l’abolitionnisme à fonds perdus. Pauvre March, qui a fait tout ça, et plus encore, dans l’espoir de séduire, année après année, son dragon d’épouse !
Tout n’est pas sans reproche dans la solitude du docteur March; le personnage de la belle esclave, et tous les épisodes qui tournent autour, sont un peu tirés par les cheveux, et les références au roman de Louisa May Alcott sont poussives. Mais on prend grand plaisir à l’intelligence de ce cheminement, et on partage sincèrement le désespoir ampoulé de March, cet homme tendre flottant, en amour comme en politique, dans des idéaux trop grands pour lui. A travers son histoire Geraldine Brooks rappelle au lecteur quel immense courage l'incontournable médiocrité de l'action exige de la part de ceux qui pensent avant d'agir: la solitude du docteur March est celle, intemporelle, de l'intellectuel face à la réalité.
La solitude du docteur March, Geraldine Brooks, 2006
Trad. Isabelle Philippe
mardi 25 janvier 2011
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire