Tout le monde a sa crise de Jane Austen une fois de temps en temps. D’habitude, je suis davantage portée sur les romans, mais pour une fois, n’ayant plus les livres sous la main, je me suis rabattue sur deux films : la version de 1995 de Sense and sensibility par Ang Lee et le Pride and Prejudice de Joe Wright (2005).
Pride and prejudice est mon Austen préféré, sans doute parce que la tendre perfidie de l’auteur pour ses personnages y fonctionne à double détente : Elisabeth Bennet n’est, elle non plus, jamais en retard d’une vacherie, dût-elle se contenter de la penser plutôt que de l’exprimer. De fait, son personnage domine largement le roman, et la distribution de l’adaptation était sans doute une opération à risques. Le résultat me paraît plutôt satisfaisant, Keira Knightley parvenant à rendre tant la fraîcheur d’Elisabeth que son caractère piquant ; il faut dire qu’elle est servie par une caméra langoureuse qui s’attarde sur elle à loisir dans des plans quelque peu convenus à mon sens (tels que la scène de la balançoire). L’on n’est pas trop gêné par le fait que les autres acteurs ne sont en rien inoubliables (en dehors peut-être de Donald Sutherland dans le rôle de Mr Bennet : affaire de goût sans doute, je ne l’ai cependant pas trouvé particulièrement renversant) puisqu’après tout c’est la même chose dans le roman : on pourrait regretter cependant que Wickham ne soit pas plus brillant. Quant à Darcy, il est dramatiquement quelconque, mais peu importe puisque c’est tout juste ce qu’on lui demande : il est censé être grand (il l’est) et expressif comme une huître (là aussi, c’est un succès). Cela n’empêche pas le spectateur de partager ses sentiments tout comme ceux d’Elisabeth, pour une part parce qu’on le voit par les yeux d’une Elisabeth toute troublée, la pauvrette – ainsi dans la scène ou l’objet de ce trouble marche à travers champs, coquettement débraillé, au petit matin – et surtout par la magie austenienne, qui veut que moins les sentiments s’expriment et plus l’émotion est intense, ce qui est fort commode dans certains cas.
Malheureusement, Joe Wright n’a pas su tenir jusqu’au bout la ligne de Jane Austen et le film souffre d’attaques de niaiserie ponctuelles, mais rédhibitoires. La scène de Pemberley où Elisabeth contemple le buste de Darcy (le buste !!) avec des yeux de merlan frit est une première alerte ; on croit ensuite pouvoir souffler, mais la fin du film est une catastrophe, avec soleil levant derrière les amoureux qui papotent seuls dans les prés humides, et main de Darcy baisée par Elisabeth. L’apogée est atteinte dans la scène finale avec un dialogue immortel des nouveaux mariés, que l’on croirait extrait tout droit des Feux de l’Amour. Tout ceci est confondant d’invraisemblance et de sottise, et torpille malheureusement le film sans espoir de rédemption.
A l’inverse, le Sense and sensibility d’Ang Lee est scénarisé avec finesse et habileté par Emma Thompson et se signale en outre par une distribution réussie : si Emma Thompson elle-même est un peu âgée pour le rôle d’Elinor, cela ne fait finalement que rendre mieux perceptible au spectateur l’avenir de vieille fille qui la menace. De Kate Winslet, boudeuse Marian, je ne dirais rien : je n’aimais pas Marian, de toutes façons, dont j’ai l’impression d’ailleurs qu’elle agace Jane Austen elle-même. Quant à Hugh Grant, il est forcément délicieux en amoureux empoté, mais l’habitude tue un peu le plaisir, en ce qui le concerne. En revanche, Alan Rickman prête avec bonheur au colonel Brandon son intéressante laideur : la paupière lourde, les traits épais et le cheveu en bataille ne font que souligner la délicatesse de sentiments de ce militaire au physique de prédateur. Son âge, sa boîterie, son maintien et sa mise pas très guillerets lui confèrent, dans cette guerre sentimentale, une vulnérabilité qui, alliée à une pudeur délicieusement virile, est à vrai dire tout à fait émoustillante. Son interprétation retenue fait d’un personnage peu loquace au sourire rare et aux apparitions relativement parcimonieuses le véritable contre-poids d’Emma Thompson ; si l’on souffre constamment pour l’une comme si l’on partageait son sort, c’est pour l’autre que l’on ressent les émois les plus vifs, et alors que l’on constate paisiblement les sentiments d’Edward et d’Elinor, on ne cesse de s’irriter de la sottise de Marian, incapable de reconnaître un homme, un vrai, quand elle l’a sous le nez. La scène finale, qui montre le mariage de Marian et du colonel, rend d’ailleurs justice à ce personnage qui passe, pour une mémorable occasion, au premier plan.
Dans l’ensemble, cette adaptation m’a paru assez fidèle à l’esprit du roman, notamment par l’équilibre permanent entre les versants comique et dramatique de l’histoire, qui repose sur une réjouissante galerie de personnages secondaires, mais également par la vraisemblance des attitudes. Foin des entrevues matinales en négligé: tout, sauf les incartades de l’horripilante Marian, se passe dans la plus grande correction, et les manières corsetées de tous ces amoureux rendent fort présentes au spectateur tant la contrainte sociale que l’intensité d’émois ainsi comprimés. La nécessité impérative de s’adresser à l’objet de son amour au moyen de phrases comportant au minimum une proposition subordonnée et un verbe du troisième groupe évite nombre de platitudes et confère à ce qui n’est pas dit autant de vigueur qu’à ce qui l’est : par comparaison, on se dit que les sentiments au cinéma (et peut-être les sentiments tout court) ont beaucoup perdu quand on s’est mis à se comprendre, et donc à se parler, à demi-mot.
Sense and sensibility, Ang Lee, 1995
Pride and prejudice, Joe Wright, 2005
mercredi 5 janvier 2011
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