mercredi 7 avril 2010

Docteur Folamour

En pleine guerre froide, le général Jack D.Ripper commandant la base de Burpelson expédie sur l’URSS une flotte de bombardiers armés de têtes nucléaires. Le Président Merkin Muffley et son équipe, dont les fleurons sont un militaire particulièrement obtus appelé Buck Turgidson et un scientifique et visionnaire nazi, tentent désespérément d’éviter l’apocalypse dans le cadre d’un scénario plutôt bien ficelé.

L’argument n’est absolument plus d’actualité (il serait difficile aujourd’hui d’imaginer que les méchants cherchent à éviter la fin du monde : a priori, ils seraient trop contents de la voir arriver) ce qui fait d’un film sans doute initialement dérangeant une œuvre aujourd’hui extrêmement drôle.

Eludant absolument le spectaculaire et le pathétique, Kubrick enferme toutes les scènes du film dans trois ou quatre lieux (l’intérieur de l’avion, la base de Burpelson – avec seulement deux scènes en extérieur, qui ont l’air complètement bricolées – et l’imaginaire « War Room » du Pentagone) et ne commente ni n’illustre le sort des victimes collatérales de l’histoire : les soldats qui prennent d’assaut la base aérienne et les équipages des avions descendus par les Soviétiques sont passés par profits et pertes.

Le film se concentre ainsi sur les dialogues, avec quelques scènes essentielles et très réussies : le dialogue entre Jack Ripper et le colonel Mandrake, où se révèle progressivement l’étendue de la folie de Ripper, obsédé par la pureté de ses fluides corporels ; les conversations entre un mielleux Président Muffley et son homologue soviétique, Dimitri Kissov, ivre mort et soviétiquement mal embouché – ce que l’on devine sans l’entendre, puisque tout se passe au téléphone ; les révélations de l’inquiétant Dr Strangelove ; et, plus gratuit, le coup de téléphone de la maîtresse de Turgidson en pleine conférence de crise.

Si elle n’est pas essentielle à l’intrigue, cette dernière conversation nourrit la veine graveleuse qui court tout le long du film et lui donne un côté burlesque et assez potache. Sans que soit faite aucune allusion explicite à la chose, les personnages ont tous – sauf le pauvre président Muffley, manifestement inhibé – l’œil vaguement allumé, notamment quand le Dr Strangelove leur dévoile les intéressantes perspectives ouvertes par la nécessaire reconstitution de la population mondiale. La folie furieuse de Jack Ripper semble avoir des racines sexuelles, comme l’atteste son délire sur les fluides corporels et sa résolution de ne pas gratifier les femmes desdits fluides, afin qu’elles « sentent sa puissance ». Quant à Turgidson, son nom est déjà tout un programme.

Il me paraît difficile de mettre aujourd’hui au crédit de ce film (ni d’ailleurs de toute autre œuvre d’art) son courage politique et sa clairvoyance, puisque le spectateur n’en tire plus grand profit. Mais la caricature reste suffisamment adroite pour qu’on en jouisse, et le film est vraiment réussi tant par son économie de moyens (poussée au point d’utiliser le même acteur pour trois rôles différents…) que par la cohérence de son scénario et par son efficacité comique.

Docteur Folamour, Stanley Kubrick, 1963

vendredi 2 avril 2010

Le Tournant

Klaus Mann, deuxième enfant de Thomas Mann et neveu d’Heinrich Mann, est né en 1906 en Allemagne. Son illustre famille, ses relations dans le monde littéraire et artistique des années trente, son homosexualité et son engagement précoce en littérature en font un personnage emblématique à force d’être atypique. C’est ce qui fait l’intérêt du Tournant, récit d’un itinéraire intellectuel et personnel qui le conduit dès 1931 à s’exiler, puis à s’installer aux Etats-Unis dont il acquiert la citoyenneté en 1943. Les dix chapitres chronologiques du Tournant sont une histoire de la diaspora intellectuelle allemande jusqu’en 1939 en même temps qu’une autobiographie ; ils sont complétés par deux chapitres couvrant la période de la guerre et constitués d’extraits de la correspondance de Klaus Mann.

Par sa lucidité et sa grâce ironique et désespérée, et bien sûr par le sujet lui-même, le Tournant se rapproche de l’Histoire d’un Allemand de Sebastian Haffner. Il s’en distingue par la personnalité de Klaus Mann, incompatible par essence avec le nazisme : intellectuel plutôt voyant, homosexuel cosmopolite et francophile, Mischling de surcroît, Klaus Mann, contrairement à Sebastian Haffner, n’avait vraiment le choix qu’entre l’exil et le suicide – issue qu’ont choisie beaucoup de ses amis et pour laquelle il optera lui-même définitivement en 1949. Il appartenait d’ailleurs à un milieu où l’exil a beaucoup recruté, alors que Sebastian Haffner, juriste aryen et fils de fonctionnaire, aurait fait un nazi très présentable. Cela n’enlève rien, bien sûr, à l’affection que l’on nourrit très vite pour le malheureux Klaus Mann, ni à son courage et à son élégance dans l’adversité.

Lucide dès le début, par la force des choses, sur la nature profonde du nazisme dont il dénonce la brutalité et les valeurs sentimentales et anti-rationnelles, il est conduit à analyser les alliances et la politique des démocraties d’un point de vue quasi-marxiste qui m’est assez antipathique mais qui comporte certainement une part de vérité : l’attentisme des démocraties lui paraît lié à la peur du bolchevisme et donc à un esprit de réaction viscéral et à ce qu’on ne peut désigner que comme des intérêts de classe. Soit. En poursuivant le raisonnement, Klaus Mann montre que le pacte Molotov – Ribbentrop était un geste inévitable pour les Soviétiques contre qui toute la diplomatie européenne tournait ses alliances, et que l’invasion de la Finlande et les purges de 1937 (oui, tout ça) étaient, au total, défendables et d’ailleurs validées, a posteriori, par l’adhésion populaire au régime stalinien. Evidemment, on a quelque peine à le suivre sur ce terrain, mais son analyse n’en est que plus intéressante pour la compréhension de l’époque.

Non moins intéressant est le choix que fait Klaus Mann, cet Européen convaincu, d’une Amérique accueillante, devenue le refuge de la civilisation européenne et hésitant cependant à prendre les armes pour la défendre. Roosevelt et le New Deal ont manifestement rasséréné les angoisses sociales de Klaus Mann en apportant à la question du progrès une réponse plus libérale que ne l’a fait Staline.

Le suicide de Klaus Mann a apporté au Tournant une conclusion amère : la mort de Roosevelt, le refroidissement des relations avec les Soviétiques, les hésitations de la dénazification se sont sans doute ajoutées aux difficultés d’un écrivain à cheval entre deux langues pour rendre finalement par trop difficile sa vocation d’intellectuel européen. On se demande, à considérer cette issue, si cette espèce cosmopolite et bigarrée n'a pas d'ailleurs disparu définitivement avec la guerre et le naufrage de sa vocation d'avant-garde de la civilisation.

Le tournant, histoire d’une vie, Klaus Mann, 1942
Traduction N.Roche

Lorna Doone

Lorna Doone est un roman, un vrai, et un des tous meilleurs livres que j’ai lus ces six derniers mois. C’est même, je pense, un modèle du genre, grâce à son intrigue riche en rebondissements et cependant remarquablement économique, chaque personnage et chaque épisode étant nécessaire au progrès de l’action.

A la fin du XVIIème siècle, dans un Exmoor reculé et sauvage, aux confins de trois comtés, la tribu des Doone retranchée dans une vallée inexpugnable terrorise le voisinage. L’histoire est racontée par John Ridd, fermier local colossal et un peu épais, qui a à peine quinze ans quand on le rencontre pour la première fois : Lorna Doone est aussi un roman d’apprentissage (mais que n’est-il pas ?). L’ombre des Doone plane sur l’adolescence de John Ridd qui s’ouvre par le meurtre de son père et s’épanouit dans une passion contrariée pour la ravissante et délicate Lorna Doone.

Il est difficile d’expliquer la jubilation que procure la lecture de Lorna Doone. Est-ce la distance que créent à la fois le choix d’un roman historique, celui d’une contrée reculée et sauvage, et celui d’un narrateur vieilli qui revient sur ses jeunes années ? Les personnages du roman s’ébattent dans un univers quasi-fantastique où les chevaux (parfois d’une improbable couleur de fraise) pourraient presque parler, où les personnages affrontent les évènements les plus redoutables avec une remarquable absence de sens tragique et où la nourriture prend une dimension quasi-mythologique qui, pour le coup, renvoie franchement à un monde simple et perdu – comme (on a les références que l’on peut) dans la vallée galloise de Richard Llewellyn ou à la ferme des Wilder au temps de l’enfance du futur mari de Laura Ingalls.

Le point de vue du narrateur est pour beaucoup dans cette impression roborative : John Ridd, ce personnage a priori si peu romanesque (un marguillier !), fait par son langage imagé et son regard évidemment moins innocent qu’il ne le dit toute la force de ce roman revigorant. Parfaitement dénué de lyrisme, enclin à traiter sur le même pied hommes, bêtes et choses et à exiger de tout ce petit monde qu’il se comporte honnêtement, il vit dans un univers où la cruauté, la rouerie et la cupidité, sans parler de l’incurie administrative, sont comme les inondations et les chutes de neige des sujets de mobilisation, mais non de scandale. Si le redoutable Carver Doone et la fragile Lorna signalent les deux extrémités du spectre de la morale, les personnages sont généralement de ce point de vue d’une réjouissante ambigüité qui ne compromet nullement la cohérence de leur caractère, promptement campé comme il sied dans un roman qui tient parfois du feuilleton : Sir Ensor Doone le noble patriarche des brigands, son Conseiller rongé par l’avarice et sensible aux vertus ménagères, John Fry le fidèle valet de ferme hâbleur et paresseux, Tom Faggus le brigand culotté et séduisant, Stickles brave, fainéant et loyal, le joyeux et sanguinaire juge Jeffreys, l’oncle avare et atrabilaire finalement repenti…

Je n’ai rien vu à enlever ou à ajouter dans Lorna Doone qui m’est apparu véritablement comme un exemple de romanesque, auprès duquel les Trois Mousquetaires font une figure quelque peu languissante. On y trouve rassemblés des thèmes et des ambiances qui resurgissent un peu partout dans ce que je connais de la littérature anglaise du XIXème, voire du XXème. John Ridd précède les Hobbits auquel il fait vaguement penser par son caractère chevaleresque et terre-à-terre ; il succède de peu aux héros naïfs de Dickens et aux personnages tourmentés des sœurs Brontë pour qui les liens du sang jouent, comme dans Lorna Doone, un rôle prééminent et fatal. La lecture de ce roman, en plus du plaisir qu’elle procure, est une invitation à fureter plus avant dans ce patrimoine littéraire.

Lorna Doone, Richard D. Blackmore, 1869
Trad. M.M. Fayet