samedi 31 juillet 2010

La chair des forêts

Ce qui attire dans l’exposition de Wang Keping, c’est son titre, proposé par l’artiste lui-même : comment résister au rapprochement de ces deux mots gonflés des battements symétriques et mystérieux du sang et de la sève? on espère quelque chose d’évident et d’incompréhensible, une impénétrable ouverture, une sorte de sauvagerie paisible. Et ma foi, c’est bien ce que l’on découvre.

La chair des forêts, c'est tout littéralement des morceaux d’arbres – l’élan du tronc est encore si présent dans les sculptures exposées qu’on hésite à parler prosaïquement de morceaux de bois. De ces souches et de ces troncs disgraciés, trop noueux ou trop tordus pour la scierie, Wang Keping fait émerger des formes si expressives que l’on devine souvent le nom qu’il leur a donné avant de l’avoir lu. Avec une extraordinaire économie de moyens, il fait parler les corps qu’il tire ainsi de l’ombre; ils n’ont ni yeux ni bouche, mais l’inflexion de leur nuque ou la courbe de leur dos dit la tendresse, l’hostilité, la tristesse ou simplement la conscience et le plaisir d’exister.

L’œuvre de Wang Keping ne se réfère à aucune tradition, à aucun courant, à aucune civilisation; «femme», «compagnons» ou «mélancolie», les titres de quelques unes de ses œuvres, ne renvoient à rien d’autre qu’à l’expérience nue, celle que tous partagent, des émotions et des rapports entre les hommes. Même «Adam et Eve» ou «Yin et Yang», références a priori culturelles, n’apparaissent, associés à ces sculptures si parlantes, que comme des résumés commodes pour des réalités universelles: le couple charnel naissant de l’hermaphrodite originel, le couple social assignant à l’homme et à la femme une place et un rôle immuables qu’ils assument avec une comique maussaderie.

Wang Keping a taillé le bois, l’a brûlé, poli et laqué jusqu’à lui donner la douceur d’une peau et les courbes d’un corps. Les veines et les fentes rendent à la matière l’imperfection de la vie. Et on peut, sans avoir à enjamber des cordons ou à surveiller du coin de l’œil les habituels cerbères des musées, caresser à pleine main cette chair tiède et sombre qui épouse la paume. On ressort heureux, et prêt à regarder d’un autre œil les arbres et les hommes.

La chair des forêts, Wang Keping, Musée Zadkine, 2010

Inception

Inception est l’histoire d’un spécialiste de l’effraction dans les rêves poursuivi par son passé, à qui l’on confie une mission quasi impossible qui doit lui offrir la rédemption. Tout l’intérêt du film tient au parti que le réalisateur peut tirer de cette excursion dans le monde du rêve dont il fixe les règles, et qui lui permet un voyage dans le subconscient de son héros.

Inception dure 2h28, et c’est au moins une heure de trop. Sur le plan formel, Christopher Nolan ne nous épargne aucune des ficelles à grand spectacle qui permettent de faire durer : ralentis interminables (justifiés par la distorsion du temps dans les rêves, mais ça ne les rend pas plus intéressants), poursuites et fusillades chorégraphiées d’une valeur narrative discutable, flash-backs lourdauds et répétitifs, exposés pédagogiques du héros à son assistante, le tout souligné pesamment par une bande originale omniprésente et pas spécialement subtile.

Sur le fond, l’intrigue accumule les emboîtements de rêves qui, une fois qu'on a compris le principe, n’apportent pas grand-chose. L’équipe de Cobb, le voleur de rêves interprété par DiCaprio, installe un dispositif de connexion qui lui permet de construire un rêve que les membres de l’équipe partagent avec leur victime ; dans le rêve, l’équipe de Cobb installe un dispositif de connexion qui… etc. Ces emboîtements explicites n’ont rien de déroutant car ils obéissent tous aux mêmes règles et Christopher Nolan ne se donne même pas la peine d’amener un réel changement d’ambiance. Les décors, bien sûr, changent, et de façon assez balourde – il n’est pas forcément utile à l’histoire qu’une partie du film se déroule dans une sorte de forteresse arctique – mais le poids et la couleur du rêve ne changent pas, ce qui est absolument contraire à l’expérience.

En fait, les rêves de Nolan n’ont pas vraiment d’ambiance au-delà de leurs décors, notamment parce qu’ils n’ont pas de personnages : tout le monde y est éveillé, avec son aspect et ses réactions normales, et les seuls personnages oniriques, les « projections » sont bien falotes. J’aurais aimé voir Christopher Nolan prendre plus de risques et assumer des échappées dans l’illogisme jusque dans le comportement des personnages, au lieu de cantonner l’imprévu du rêve à sa topographie. J’aurais aimé également voir davantage exploitées les possibilités offertes par des emboîtements plus sournois, qui ne seraient pas annoncés par l’installation rituelle et la connexion des dormeurs ; les rares exemples de tels emboîtements dans le film sont intéressants et déroutants pour le spectateur qui partage le doute croissant du personnage et hésite entre rêve et réalité.

Autre élément de frustration, le recours au passé de Cobb pour dramatiser l’enjeu de sa mission n’est pas très inventif, et c’est d’autant plus regrettable que ce passé nourrit aussi la matière des rêves traversés. La femme de Cobb est morte sous ses yeux et il est séparé de ses enfants (le motif à répétition des deux enfants perdus, une fillette et son petit frère jouant dans l’herbe ou sur le sable, m’a particulièrement énervée…) ; le succès de la mission lui permettra de les retrouver. Original, non ? Il est vrai qu’on a peu de temps, entre deux mitraillages, à consacrer à l’arrière-plan psychologique de notre héros, et qu’une bonne tragédie vaut mieux dans ces conditions qu’une névrose ordinaire. Dommage, car la visite guidée du subconscient de Cobb aurait pu devenir bien plus trouble : il est bien étrange, par exemple, que son univers intérieur soit complètement asexué.

Malgré tout, j’ai passé un bon moment devant Inception, grâce à Leonardo DiCaprio. Malgré son physique d’ex-jeune premier et ses petits yeux en billes de porcelaine, DiCaprio parvient à nourrir un personnage pourtant assez plat sur le papier et à lui communiquer une réelle intensité. Servi par une caméra attentive et entouré par un casting assez réussi, c’est lui qui insuffle au film ce qu’il a de prenant.

Inception, Christopher Nolan, 2010

jeudi 29 juillet 2010

du Greco à Dali

Je ne suis pas sûre d’avoir bien saisi l’intention de cette exposition qui réalise, dans la collection de Juan Antonio Perez Simon, une sélection d’œuvres « espagnoles » (encore que l’on se demande un peu ce que Picasso, Dali ou Miro ont de si spécifiquement espagnol) pour les présenter au public par thèmes : les fêtes, l’adoration, la vie religieuse, l’enfance, la mer et le soleil, les femmes, les portraits...

J’ai beau chercher, je ne vois pas ce que j’ai appris en déambulant par exemple entre une vierge ravie de Murillo et un Christ radioactif de Dali, et je ne vois pas l’intérêt de cette présentation par thèmes dont les joies très formelles s’épuisent assez rapidement. Si l’on peut constater en effet que la construction et le point de vue des représentations de fêtes, par exemple, évoluent avec le temps, d’un esprit très institutionnel plaçant au centre les plus haut personnages encadrés de bâtiments d’une classique majesté à une subjectivité beaucoup plus assumée, on ne peut ni prétendre qu’on ne le savait pas depuis longtemps, ni renouveler l’expérience à chaque nouveau thème, d’autant que certains d’entre eux n’apparaissent, si l’on en croit la sélection réalisée, qu’au XIXème siècle.

De plus, les choix d’œuvre sont parfois franchement artificiels : quelle idée de mettre dans la salle consacrée à la mer et à la lumière, et exposant principalement les grands tableaux lumineux et intimistes de Joaquin Sorolla, une esquisse minuscule de la Pêche au Thon dans laquelle Dali transforme ses pêcheurs nus aux muscles exorbités en créatures poséidonesques, étreignant à pleins bras les flots sanglants ! Il paraît évident que ce sont ces corps et la violence de leurs postures qui ont inspiré Dali, plutôt que le jeu de la lumière sur les ondes ; du coup, on ne voit absolument pas le rapport avec les tableaux de Sorolla.

Difficile, au travers de ces cinquante-deux tableaux choisis par la fantaisie d’un commissaire dans le choix déjà opéré par Juan Antonio Perez Simon, de se faire une idée d’une très hypothétique « peinture espagnole ». Que dirait-on d’une exposition qui couvrirait en cinquante toiles la « peinture française » de Poussin à Cézanne ? En fait une telle collection privée, par définition non représentative, aurait sans doute plus à nous apprendre sur le collectionneur que sur toute autre chose ; j’aimerais voir un jour une collection exposée et commentée par le collectionneur lui-même, ce qui serait abominablement narcissique, mais qui aurait une chance d’être fascinant, si l’homme l’est aussi.

Du Greco à Dali, musée Jacquemart-André

Copie conforme

Les gens qui ont vu Copie conforme se divisent en deux camps : ceux qui sont persuadés que les protagonistes, joués par Juliette Binoche et William Shimell, se connaissent depuis quinze ans, et ceux qui croient qu’ils se sont rencontrés la veille. Histoire d’amour dans tous les cas – du début ou de la fin de l’amour, selon le cas – Copie conforme confronte ses deux personnages à une succession de couples archétypaux : les jeunes mariés, le couple de touristes qui ressemblent tellement à des parents quittés par leurs enfants, le couple très âgé. De ces couples idéaux en fait on ne voit presque rien ; mais on perçoit l’image qu’ils évoquent dans l’esprit de la femme incarnée par Juliette Binoche. En cela ils jouent le même rôle que le couple imaginaire de Juliette Binoche et William Shimell, celui que les autres voient en les regardant. Chaque confrontation avec un de ces couples symboliques perturbe et infléchit la relation fragile et ambigüe entre ces deux êtres qui s’aiment encore, ou plus, ou pas encore ? allez savoir. C’est dans ce balancement entre l’idéal et le réel qu’il faut voir sans doute la raison du choix du titre ; ceux qui ont vu dans Copie conforme un film sur l’art se sont cruellement mépris, me semble-t-il, tant les dialogues sur le sujet de l’objet d’art et de sa copie sont indigents, manifestement prétextes et clins d’œil plutôt que propos du film.

Copie conforme est bien davantage un film sur l’absence et la solitude, sur l’autre insaisissable. La caméra enferme les personnages dans une succession de plans coupés à hauteur de poitrine qui interdit au spectateur la respiration qu’offrirait un paysage. Foin du banal champ – contrechamp, les dialogues sont filmés de façon originale : parfois les deux personnages sont de face dans le même plan (dans la voiture, ou dans un miroir) à la fois réunis par leur position et séparés par l’impossibilité de croiser leurs regards ; parfois on voit l’un écouter ou regarder l’autre, qui parle à un tiers ; toujours le procédé révèle à la fois une exclusion et une ambigüité, rappelant, comme dans le cas des jeux de miroirs, qu’on ne voit pas vraiment la personne qui parle, mais simplement une sorte de reflet. Le passage d’une langue à l’autre, puisque les personnages parlent alternativement anglais, français et italien, est également utilisé pour souligner l’exclusion (tant qu’on ne sait pas que James parle aussi français et italien) et pour signaler les incursions que chaque personnage tente sur le terrain de l’autre. Le dernier plan du film montre une fenêtre ouverte sur un clocher qui emplit l’air de son chant serein. James vient de sortir la salle de bains où s’ouvre cette fenêtre, sans que l’on sache s’il rejoint la femme ou s’il la quitte : absence et incertitude, une fois encore, dans cette très jolie conclusion.

Malgré quelques scènes inutiles et agaçantes, Copie conforme est un film réussi, remarquablement interprété par une Juliette Binoche encombrante et un William Shimell retenu (et assez charmant, intrinsèquement : je dois dire que j’adore tout particulièrement l’entendre parler français avec cet accent britannique dont le pouvoir de séduction n’est décidément pas surfait). On prend un grand plaisir à l’intelligence sournoise de ce récit qui reste parfaitement linéaire, suivant presque platement le déroulement de la journée, tout en se combinant avec une révélation progressive qui fait appel à tout instant à une scène précédente du film, ou à un épisode passé de la vie des protagonistes. Et le fait que les deux interprétations du film restent jusqu’à la fin également défendables est plus curieux et stimulant que frustrant.

Copie conforme, Abbas Kiarostami, 2009

mardi 27 juillet 2010

Il faut qu'on parle de Kevin

J’ai bien dû lire trois ou quatre fois Il faut qu’on parle de Kevin depuis que je suis tombée dessus il y a deux ans dans un Relais H de la Gare de Lyon. Ledit Kevin, comme on l’apprend dès le début du livre, a commis juste avant ses seize ans un massacre particulièrement sanguinolent dans son lycée. Eva, sa mère, entreprend une correspondance avec son ex-mari pour tenter de mettre le doigt sur ce qui a mal tourné. Le résultat, bien que traduit sans trop de scrupules (la traductrice prend la « muzak » pour un compositeur – un cousin de Dvorak, j’imagine) est une plongée remarquablement réussie dans la subjectivité des relations familiales.

Grâce au parti-pris du roman épistolaire, la lancinante question du « pourquoi ? » est traitée à travers une sorte de jeu de miroirs. Eva, seul personnage à avoir la parole, donne son point de vue sur elle-même, sur le caractère de Kevin et sur ses relations avec ses parents ; elle recrée celui de Franklin, le père, en montrant en quoi, pour elle, il se trompe radicalement – mais ce faisant elle donne corps dans le récit à la possibilité qu’il existe une autre vérité que la sienne ; elle reconstitue tant bien que mal et tardivement celui de Kevin, qui lui est aussi opaque que Franklin lui paraît transparent, et là encore, elle ouvre à travers les quelques répliques de l’adolescent un nouveau point de vue sur elle, sur Franklin et sur Kevin lui-même. Ces différentes façons de comprendre le nœud de vipères que forme la famille sont remâchées par Eva et par le lecteur, qui tire ses propres conclusions de la façon qu’a Eva de se présenter. Et si au terme de cette rumination Eva admet, d’une certaine façon, s’être trompée et être coupable envers Kevin, le lecteur n’est nullement engagé par cette conclusion. L’énigme reste donc entière et cette obscurité illustre l’irréductible absence de vérité dans le huis-clos que constitue la cellule familiale. Qui a tort, qui a raison, qui est coupable ? la réponse n’est jamais autre chose que le résultat d’un consensus plus ou moins large entre observateurs plus ou moins partiaux. Dans le secret des alcôves et des cuisines, le consensus peut ne jamais se faire et la question restera indécidable, chacun se demandant alors indéfiniment si c’est lui, ou si c’est l’autre, qui ne tourne pas rond.

Une autre grande réussite de ce roman est qu’il parvient à susciter chez le lecteur de l’émotion et de la compassion pour des personnages qui sont tous fondamentalement antipathiques, pour ne pas dire plus. On pleurerait presque sur ce crétin pontifiant de Franklin, chez qui la capacité d’aveuglement se renforce bizarrement d’une totale sincérité ; la profondeur ténébreuse de la relation entre Eva et Kevin a quelque chose de tortueusement émouvant. La force de Lionel Shriver est en effet de ne jamais verser dans la caricature ; rien ne pourrait contre-balancer les traits les plus haïssables de ses personnages, mais rien n’efface non plus leur humanité sensible d’abord dans leur souffrance – celle qu’ils expriment ou celle que l’on devine. Le fil directeur du livre, celui de la découverte d’une vérité qui se dérobe, pourrait être frustrant ; mais, grâce à la densité émotionnelle entretenue par l’auteur, il est doublé et consolidé par l’autre cheminement dramatique, celui du timide progrès d’Eva et de Kevin vers une incertaine rédemption.

Il faut qu’on parle de Kevin, 2005, Lionel Shriver
Traduction Françoise Cartano

samedi 24 juillet 2010

Fatherland

Fatherland est un roman policier qui se déroule dans l’Allemagne nazie de 1964. Le Reich a gagné la guerre en Europe et a établi un équilibre de la terreur avec les Etats-Unis grâce aux armes secrètes de Peenemünde. Alors que Kennedy, président des Etats-Unis, s’apprête à renouer des relations diplomatiques avec le Reich et à mettre fin à la guerre froide, Xavier March, inspecteur de la Kripo, se lance après la découverte du cadavre d’un ancien haut fonctionnaire dans une enquête qui dérange rapidement la Gestapo et qui va confirmer tous les doutes qu’il nourrissait, malgré l’absence de terme de comparaison, sur le régime nazi.

Robert Harris bâtit un roman d’enquête tout à fait conforme aux standards du genre, avec les clichés narratifs habituels (pensées fulgurantes de l'enquêteur retranscrites d'une phrase en italique, par exemple). Son détective est comme de juste solitaire et mal vu de sa hiérarchie; il trouve, de façon hautement prévisible, un appui inattendu auprès d’une jeune fille pour laquelle il nourrit rapidement des sentiments plus qu’amicaux. L’originalité de l’intrigue repose pour une part dans le fait que le lecteur averti se doute assez vite, et en tous cas plus vite que le Sturmbannführer March, de ce que l’enquête va révéler. Surtout, le destin de Xavier March, grâce au contexte particulier dans lequel Robert Harris le fait évoluer, est pour une fois de nature à accrocher le lecteur. A la sempiternelle menace de mort pesant sur tout bon enquêteur de polar s’ajoute un cheminement intérieur qui n’est pas tant décrit ou commenté qu’évoqué par des allusions rapides ou traduit dans les actes du héros : de ce fait, le lecteur participe au chemin de croix de March sans pour autant qu’on lui inflige un déballage de sentiments.

Mais la qualité principale du roman est évidemment en premier lieu dans la crédibilité de ce Reich de trente ans et du monde qui l’entoure. Le travail de Robert Harris pour peindre un régime stabilisé mais resté totalitaire et belliciste et un Berlin parsemé par Speer de constructions monumentales, la transposition de l’ambiance des années 1933-1945 – corruption, brutalités policières, dénonciation des crimes sexuels – sont tout à fait réussis et font de Fatherland un roman original sans être prétentieux.

Fatherland, Robert Harris, 1992
Traduction Hubert Galle

Feu de glace - Plus fort que le doute - Dans la peau

Je donne un peu dans la lecture alimentaire, ces jours-ci. J’ai ainsi trouvé commode d’engloutir goulûment deux romans policiers de Nicci French le même jour. (Note à l’attention de mon patron : pas de panique, c’était un jour où je ne travaillais pas). Cela me permet de vous suggérer de ne jamais faire la même chose.

Non qu’il y ait quoi que ce soit à reprocher à Plus fort que le doute ou à Feu de glace, pris séparément. Ce sont des polars tout à fait corrects pour mon goût, avec une intrigue suffisante, un décor un peu plus étoffé que celui que dont on doit souvent se contenter dans les policiers britanniques ou américains – même si cela se limite tout de même à quelques aperçus furtifs sur l’alpinisme dans l’un, sur l’ébénisterie dans l’autre – et aussi avec, hélas, le travers agaçant mais largement partagé qui consiste à faire de l’enquêteur amateur la cible du meurtrier. Je trouve que ça empêche le lecteur de profiter de l’énigme ; Sherlock Holmes au moins ne passait pas son temps à tenter d'échapper aux assassins qu’il dépistait.

Bref, ce qui est bien dommage en revanche, c’est que Nicci French ne se donnent (puisqu’ils sont deux) pas la peine de changer grand-chose d’une histoire à l’autre. L’héroïne, qui est aussi la narratrice, est une fille dotée de nombreux amis et de parents insignifiants ; elle est amoureuse de son mari mais elle doute de lui et il meurt (l’enchaînement de ces différentes phases peut varier). Pour s’affranchir du doute, elle mène sa propre enquête avec des méthodes qui lui sont propres et qui consistent principalement à se faire passer pour une amie de la victime auprès de parents ou de collègues éplorés. Au cours du processus, son entourage se prend à douter de sa santé mentale, puis le meurtrier tente de lui régler son compte, confirmant ainsi ses déductions. Voilà, vous savez tout (sauf l’identité du meurtrier, parce que je souhaite conserver mes lecteurs).

Notons tout de même, parce que la justice l'exige, que Feu de glace propose le portrait assez réussi d'un assassin hors normes. En outre, je dois avouer qu’il suffit de lire Dans la peau, autre thriller de Nicci French, pour se rendre compte que le duo est capable de bien autre chose que d’une resucée de ses précédents succès. Dans la peau n’a en commun avec Plus fort que le doute et Feu de glace que les narratrices féminines ; la construction de ce roman est très originale, avec trois héroïnes successives pour une seule enquête, et les personnalités des trois femmes sont indéniablement réussies. Pour une fois, et grâce à une audace narrative consistant à faire parler les morts, en quelque sorte (je reste sybilline pour ne pas vous gâcher le plaisir), la menace qui pèse sur la narratrice apparaît autrement que comme une ficelle usée jusqu’à la corde : au moins ne se dit-on pas au moment le plus dramatique « bah, puisqu’elle raconte l’histoire, c’est qu’elle n’est pas morte ».

Plus fort que le doute (2008) – Feu de glace (1999) – Dans la peau (2001)
Nicci French
Traduction Marianne Bertrand

mercredi 21 juillet 2010

L'Ecole des femmes - La Pharisienne

Partie samedi arpenter les quais en quête d’un peu de lecture, j’ai pioché l’Ecole des femmes et la Pharisienne au hasard de piles de livres de poches roussis par l’âge. Ces deux romans abordent à une dizaine d’années d’intervalle un thème très proche : celui de la morale privée lorsqu’elle entre en conflit avec la morale publique.

L’Ecole des femmes, roman très bref et d’une sèche délicatesse, raconte ce conflit à travers trois moments dans la vie d’une femme : la découverte de son futur mari, à qui la jeune fille prête de hautes vertus alors que le lecteur décèle déjà en lui un esprit terre-à-terre et fort préoccupé de lui-même ; le conflit intérieur qui amène la femme mariée, alors que ses yeux se sont dessillés, à renoncer à quitter cet homme ; la résolution finale qui la précipite dans une forme de suicide socialement acceptable.

La Pharisienne est l’histoire d’une femme qui persécute son entourage au nom de la perfection morale, jusqu’à ce que le spectacle des tourments qu’elle a contribué à causer l’entraîne à douter. Après avoir cherché à réparer les torts dont elle se sent coupable, Brigitte Pian devenue vieille connaîtra une bizarre rédemption au travers d’une relation amoureuse incongrue.

L’un et l’autre livre dépeignent sous un jour peu flatteur l’influence de la religion, dont l’abbé Bredel d’une part, Brigitte Pian d’autre part font d’abord un ciment social avant d’être une voie d’élévation spirituelle de l’individu. Or pour la société, c’est l’apparence, le respect des conventions et des institutions, qui est primordial. L’effort de Robert, le mari vain et pompeux de l’Ecole des femmes, pour paraître (et non pour être) moralement irréprochable est un effort socialement salutaire ; l’épouse qui l’a percé à jour doit s’attacher à maintenir l’illusion, notamment pour les enfants. Quant à la pharisienne, le titre même indique bien que c’est cette religion toute de tête et non de cœur, toute de prescriptions et non d’élans qui est visée. Car bien sûr Mauriac n’est pas Gide, chez qui l’on ne trouve pas grand monde pour redorer l’image de la foi. Au contraire, dans la Pharisienne le personnage de l’abbé Calou représente une religion de l’amour : habité par la tendresse pour ses pupilles et oublieux des convenances et des pièges de la vie sociale, l’abbé Calou en viendra, grâce à la vipérine Brigitte Pian première manière, à se faire priver par l’évêché de ses responsabilités pastorales.

Ni l’Ecole des femmes ni la Pharisienne ne m’ont vraiment passionnée. Ces galeries de personnages antipathiques et puant la naphtaline illustrent des conflits qui nous sont devenus de plus en plus étrangers à mesure que la morale publique, telle qu’elle se traduit dans les institutions, et la morale privée issue du sentiment convergeaient. Je ne sais pas si la cohérence de la société y a beaucoup perdu, mais pour les individus, c’est toujours un souci de moins.

L’école des femmes, André Gide, 1929
La pharisienne, François Mauriac, 1941

lundi 19 juillet 2010

Carlos

A mon grand soulagement, Carlos n’est pas un film d’action : j’ai toujours les pires difficultés à comprendre les scènes de fusillade et autres poursuites dans les cages d’escaliers. Il y en a bien quelques unes dans Carlos – compte tenu du sujet, je suppose que c’était difficile à éviter – mais l’essentiel du film est constitué de scènes de dialogue dont le tempo est ralenti, d’une part par le souci permanent des protagonistes de faire preuve de la plus grande économie de mots (ce sont des terroristes, que diable ! pas des pasteurs luthériens), d’autre part par le temps incroyable qu’ils passent à allumer des cigarettes, occupation qui exige jusqu’à sa bonne fin le mutisme le plus complet.

Comme ces moments suspendus sont compensés par la relative brièveté des scènes, le rythme du film n’est pas lent, mais retenu ; on ne s’ennuie pas un instant, grâce surtout à l’excellent Edgard Ramirez, masse de chair et d’ego qui irradie de sensualité et de suffisance et fait de son Carlos une sorte d’archétype de la virilité ringarde. Tout y est : la puissance, les armes, les grosses voitures dont les apparitions sont saluées d’une musique exultante, les femmes, l’alcool et surtout les cigarettes. Celles-ci sont omniprésentes et filmées avec une sorte de concupiscence assez troublante. Olivier Assayas laisse le grésillement de l’allumette et le chuintement aérien de la première bouffée remplir le silence ; les volutes de fumée qui s’échappent de lèvres muettes semblent matérialiser la pensée qui ne sera pas dite et avec elle la distance infranchissable qui déclenche le désir. Carlos prétend au début du film que les armes sont le prolongement de son corps ; en réalité, cela s’applique davantage aux cigarettes et autres havane qui contribuent à amplifier encore sa présence physique pourtant déjà encombrante. Non seulement Carlos a une petite tendance à l’embonpoint qui ne s’arrangera pas au fil des années, mais de surcroît il est filmé de façon à magnifier son corps, par exemple dans la scène où il déambule nu dans une chambre, ou lorsqu’il abat les policiers français et s’enfuit avec pour seul fond sonore le bruit de forge de sa respiration. Même la langue maternelle de Carlos, l’espagnol qu’il parle régulièrement dans la première moitié du film, possède un caractère étonnamment physique : impossible d’oublier un instant que ces sons tour à tour sifflants, mouillés et gutturaux sont produits par un larynx, une langue, des dents, une chair enfin.

Taillé pour l’environnement instable et violent dans lequel il s’ébat, Carlos se trouve à la fin de la guerre froide dans la situation de l’ours blanc sur sa banquise en plein réchauffement climatique. Il reste bien un ennemi capitaliste et impérialiste à combattre, mais il apparaît qu’il a déjà gagné, et qu’il n’y a plus grand monde pour fournir aux combattants des armes et des limousines. Le temps des grands fauves en béret Guevara est passé, et la déchéance de Carlos qui se raccroche désespérément à son propre personnage est touchante malgré l’antipathie qu’il suscite. Pour ce personnage singulier comme pour ce drame intime et universel, Carlos vaut (d'après moi) la peine d'être vu.

Carlos, Olivier Assayas, 2010

dimanche 18 juillet 2010

Fascisme français, passé et présent

Fascisme français, passé et présent a été publié en 1987, alors que l’ascension des scores électoraux du Front national, notamment aux élections européennes de 1984, agitait beaucoup les esprits. La question est de savoir si « la France est en train de devenir fasciste ». D’aucuns, tels que Zeev Sternhell avec Ni droite ni gauche (1983) ou l’inénarrable Bernard-Henri Levy avec l’Idéologie française (1981), ont déjà répondu par l’affirmative : non seulement la France devient fasciste mais, qui pis est, le fascisme est fondamentalement et dès l’origine une doctrine française. Pierre Milza, spécialiste du fascisme italien, apporte à son tour à cette question une réponse nettement plus nuancée et qui peut néanmoins se résumer ainsi : non, la France ne devient pas fasciste ; elle pourrait redevenir vichyste, ce n’est pas tellement mieux.

Est-ce jouer sur les mots ? tout le propos de l’auteur est de discerner les nuances qui séparent différents courants de pensée qu’il suit minutieusement depuis le début du siècle, attribuant aux courants fascisants une matrice de gauche, du côté du syndicalisme révolutionnaire sorélien, et une ou plutôt plusieurs matrices de droite : l’ultracisme, le romantisme barrésien de la race, le césarisme de l’homme providentiel, le nationalisme, le racisme biologique… Fascisme français devient au fil de cet effort une sorte de bottin rempli d’individus aux idées arrêtées, s’adonnant à l’inexplicable habitude d’imposer à leurs amis leur couleur de chemise préférée. C’est de ce fait une lecture un peu ardue et l’on s’embrouille facilement entre les groupuscules et autres particules en général hautement éphémères qui rassemblent ou séparent tous ces agités.

Mais d’abord, qu’est ce que le fascisme ? en fait, il apparaît rapidement que le fascisme italien lui-même, seul fascisme abouti sous cette étiquette, a changé de visage au fil du temps. Pierre Milza semble admettre que le projet totalitaire, c’est-à-dire le débordement de l’Etat sur la vie privée et l’organisation de celle-ci au travers d’activités politiques, est une composante essentielle du fascisme, comme le bellicisme impérialiste et le recours permanent au mythe guerrier, comme une aspiration à la réconciliation nationale passant par une certaine justice sociale, comme un vitalisme exaltant la jeunesse et l’élan de vie, et comme enfin un caractère « révolutionnaire » affirmé qui distingue clairement le fascisme, orienté vers un futur à construire, d’une réaction orientée vers la restauration du passé.

Or s’il décèle dans les mouvements d’avant-guerre et jusque dans le premier Vichy cette aspiration à la réconciliation nationale et le rejet du parlementarisme qui en découle, Pierre Milza montre que le projet totalitaire est absent d’agendas largement réactionnaires qui visent plutôt l’émergence d’une autorité renforcée parallèlement à la décentralisation et au retour aux provinces ; que le bellicisme impérialiste, apanage des nations sorties insatisfaites de la guerre, n’existe pas, même au sein d’associations d’anciens combattants comme celle des Croix de Feu du colonel La Rocque ; que le vitalisme n’est pas dans les gènes d’une France éreintée démographiquement par la saignée de Verdun. Sans se défendre d’une certaine admiration pour les mouvements allemand et italien, qui les conduit à en emprunter les codes, les thuriféraires français de la force et de la virilité en politique semblent admettre que, dans ce système de valeurs, la France restera irrémédiablement à un rang inférieur, satellisée par l’Allemagne. (Notons que le racisme biologique et l’antisémitisme tiennent une place particulière dans ce déchiffrage ; bien présents en France où ils trouvent même, avec Gobineau et Vacher de Lapouge, certaines de ses racines, identifiables déjà dans le Vichy première manière, ils sont totalement absents du fascisme italien). Le rapprochement opéré par Pierre Milza entre le Front National et Vichy repose sur ces constats: plus qu'un projet belliciste et totalitaire le Front National affiche en effet, sans qu’on sache très bien s’il ne s’agit pas d’une façade, un nationalisme réactionnaire, anti-capitaliste et vaguement anti-parlementaire, pimenté d’un antisémitisme discret.

Pour disqualifier la référence au fascisme Pierre Milza aurait pu s’arrêter à la fin de la guerre, après avoir montré dans le second Vichy, à partir de 1942, une tendance à la fascisation visible à travers le renforcement de la centralisation et l’émergence de la Milice mais totalement coupée du "pays réel" et des Français qui ont dès ce moment retiré leur adhésion au régime. Il continue cependant à suivre les courants de pensée ultracistes ou suprémacistes à travers les trois décennies suivantes pour donner à voir la genèse de l’actuel Front national, qui apparaît comme la vitrine parlementaire d’une nébuleuse regroupant toutes sortes d’idées éventuellement contradictoires, des néos-nazismes « européens » du Mouvement Social Européen, de la FANE ou d’Europe Action, au traditionalisme chrétien des émules de Mgr Lefèvre et aux tenants de la Nouvelle Droite, attachés à rendre culturellement acceptables leurs idées différentialistes.

Fascisme français invite son lecteur à abandonner, dans le combat contre certaines idées aujourd’hui portées par le Front National, la référence au fascisme : non seulement cette une idéologie a fait son temps mais de plus l’insulte est facile à renvoyer, puisque le fascisme mussolinien, comme les itinéraires de Marcel Déat, Gaston Bergery ou Jacques Doriot, partaient de la gauche. L’invitation me paraît pouvoir être étendue au nazisme : les tendances anti-parlementaires, anti-libérales et anti-individualistes sont à combattre ici et maintenant, plutôt qu’au nom de temps révolus qu’au fond on ne connaît pas très bien. Cela enlèvera à leurs hérauts la satisfaction de dénoncer la sanctuarisation d’une mémoire fabriquée et de poser aux champions de la libre parole.


Fascisme français, passé et présent, Pierre Milza, 1987

mercredi 14 juillet 2010

Oméga mineur

Cinq hommes, dont deux portent le même nom et un en porte deux, aiment quatre femmes. Deux sont juifs et ont survécu au génocide, l’un a participé au projet Manhattan (la bombe, vous savez ?), deux ont été SS, et sur les cinq il en reste encore deux qui n’ont rien fait de tout cela. Si à ce stade le livre de Paul Verhaeghen commence à ressembler pour vous à une sorte de roman policier un peu tiré par les cheveux, sachez que vous n’avez pas tort.

Berlin est le lieu principal de ce roman dont les 730 pages promènent le lecteur à travers soixante années et de la Californie à la Haute-Silésie. L’histoire se déroule en 1995, mais elle n’est que la résultante d’histoires bien plus anciennes qui font resurgir au fil des pages le Berlin de l’incendie du Reichstag, celui des années de guerre puis de « l’heure zéro » où il a fallu tout reconstruire, et enfin celui où le Mur est sorti de terre en une nuit. A travers cette ville témoin et foyer des violences qui ont ravagé le siècle, Paul Verhaegen explore la mémoire douloureuse de protagonistes qui ne cessent, consciemment ou non, de poser la même question : comment peut-on vivre après, quand il n’y a pas de réparation possible pour les victimes, pas d’expiation possible pour les coupables, et que d’ailleurs les deux finissent par se confondre ?

A cette question le personnage de Goldfarb, le physicien qui a travaillé sur la bombe atomique, va apporter une réponse radicale : on ne peut pas. Goldfarb est le personnage charnière, celui qui fait le lien entre les deux pôles du livre : la ville de Berlin, raccourci de l’histoire européenne, d’une part, et d’autre part, la bombe. La bombe est le crime qui ne pèse pas sur les vies des personnages, tout occupés à ronger l’os de l’holocauste qui leur garantit déjà des tourments psychologiques de première qualité. Au problème posé par cet autre crime majeur Goldfarb va rappeler tous les personnages, et toute l’impudente ville de Berlin, qui a osé continuer à vivre.

Les questions que soulève Paul Verhaegen m’intéressent, mais son livre ne m’a pas plu. D’abord, l’intrigue est vraiment très tortueuse, et les choix narratifs consistant par exemple à changer fréquemment de point de vue, à sauter d'un récit à l'autre et à ne pas annoncer de quel personnage on parle n’arrangent rien. C’est un peu facile de désorienter le lecteur exprès ; ça n’apporte pas forcément grand-chose. D’autre part, les personnages manquent singulièrement d’épaisseur, ce qui est tout de même agaçant dans un livre aussi long. De fait, l’auteur consacre nettement plus de temps aux pratiques sexuelles des protagonistes qu’à leur personne ; or il se trouve que finalement, on en sait assez peu sur un homme une fois qu’on a appris qu’il aimait les fellations (y en a-t-il qui n’aiment pas, au fait ?). On comprend bien que ces épanchements sur la question représentent une sorte de pendant à la violence et à la folie qui assaillent les personnages – un exutoire, ou un déclencheur, selon les cas ; mais ça ne les rend pas beaucoup plus intéressants.

Oméga mineur, Paul Verhaeghen
Trad. Claro

Impressions, 14 juillet

Jusque dans le 13ème arrondissement, les rues sont vides ce matin sous le ciel menaçant ; rares sont les automobilistes qui se hasardent à moins de cinq kilomètres de la Concorde. Plus j’avance et plus les piétons s’enhardissent. Sur le Pont des Invalides, je zigzague au milieu d’une foule paresseuse qui attend là Dieu sait quoi – les chars ne vont quand même pas passer par là. Avenue Franklin Roosevelt je tombe dans une ambiance de coulisses à ciel ouvert ; ici, trois jeunes gens en treillis finissent de se mettre en tenue, là on doit s’arrêter pour laisser passer autocar après autocar, remplis d’uniformes chamarrés. Sur le trottoir, des enfants agitent la main ; les héros rutilants, derrière les vitres, leur répondent. Et voilà que s'avancent trois Gardes Républicains en grande tenue, ridicules et magnifiques sous leur couvre-chef tortueux. J’ai abandonné le vélib ; même à pied, les choses se compliquent. Je contourne deux hommes au crâne rasé et au costume mal coupé qui marmonnent dans des émetteurs et je me rapproche tant bien que mal des Champs Elysées. Il y a des barrières partout, dans tous les sens : apparemment, l’idée est de tronçonner la foule pour éviter les mouvements de grande ampleur – c’est le même principe que les compartiments dans la coque du Titanic, d’une certaine façon. Je m’arrête derrière l’allée piétonne, sous les arbres, au moment où commence le défilé aérien. Les avions passent noirs contre le ciel de plomb, dans un ordre qui évoque bizarrement une parfaite immobilité, découpant de leurs ailes aigües leurs trajectoires impeccablement rectilignes. La musique démarre et les premières formations africaines attaquent le pavé ; mais je n’y vois rien ! en jouant un peu des coudes, j’arrive presque contre la barrière qui me sépare d’un no man’s land gardé curieusement par des jeunes filles en jeans, baskets et tee-shirts avantageux : seul un brassard orange signale qu’elles sont là pour faire régner l’ordre. Au demeurant, le public n’a pas l’air porté à la sédition ; il y a là des mères de famille, des enfants, des touristes et des messieurs d’un certain âge affichant l’étrange laisser-aller vestimentaire qui, les jours fériés, caractérise cette population. Bon, je vois les couvre-chefs des troupes qui défilent, les têtes, quelques épaules. Voilà les X ! misère, ça ondule sévèrement. Derrière eux, les élèves gendarmes sont plus sérieux. Passent les dolos dans leur uniforme bleu de France, le menton martial, les yeux sur l’horizon ; esthétiquement, j’ai un faible pour ces gars-là. Ensuite, une mer de casquettes blanches, et soudain, l’instant que j’attendais : il se met à pleuvoir. Rumeur ; les badauds se concertent, ouvrent leurs baluchons, et comme la pluie redouble beaucoup reculent pour s’abriter sous les platanes. Je passe aussitôt la barrière, traverse l’allée : je n’arrive pas jusqu’à la barrière suivante, mais c’est presque mieux, j’ai enjambé une barrière perpendiculaire à la chaussée et je la chevauche confortablement. Je suis aux premières loges pour admirer les pelotons qui se succèdent, encadrés de sous-officiers qui galopent le long des barrières et font des signes aux chefs de corps : non, doucement, oui, c’est ça, allez-y ! Dans tous les pelotons il y a des femmes, sauf au 13ème Dragons Parachutistes, qui défile sous ses peintures de guerre comme une escouade de fantômes. Par-ci par-là un malheureux est à contre-temps, les bras à l’envers : dans une formation qui défile en chemise blanche (je ne la dénoncerai pas), le maladroit, manque de chance, est Noir, on ne voit que lui. C’est déjà les dernières troupes à pied – je ne verrai pas la Légion, je suis trop près de l’Arc de Triomphe. Il défile un impressionnant effectif de police ; devant, le peloton de l’Ecole nationale supérieure de police a l’air, avec ses ceintures tricolores et ses casquettes à feuilles de chêne, d’un rassemblement de préfets. En queue, un peloton passe en tenue de travail, casquettes américaines frappées du mot POLICE et polos blancs rentrés dans la ceinture ; pour s’habiller comme ça, il vaut mieux avoir une silhouette irréprochable, comme le prouvent un ou deux contre-exemples aux abdos un peu ramollis. Derrière, les sapeurs-pompiers soulèvent une houle d’applaudissements. Les escadrons de la Garde, somptueux et inutiles comme leurs montures, prennent leurs positions de départ ; les chevaux placides agitent parfois la tête, les hommes leur tapotent l’encolure et leur passent les doigts dans la crinière. Et puis ce sont les véhicules : les motards de la Police et de la Gendarmerie qui défilent côte à côte (n’ont-ils pas le même ministère de tutelle ?) suivis de véhicules blindés légers à ne savoir qu’en faire. Les VAB qui passent en sifflant me ramènent quinze ans en arrière, lorsque ma brigade d’élèves officiers de réserve prêtait des vertus hypnotiques à ce chuintement du moteur enfermé dans un caisson étanche : de fait, tout le monde s’endormait à peine assis dans le VAB, mais nous nous endormions aussi bien par terre ou sur une chaise. Les Leclerc passent à leur tour dans un grondement de chenilles, puis les monstrueux canons automoteurs et toutes sortes de matériels roulant bizarres que je n’arrive plus à identifier. La pluie recommence à tomber dru et j’imagine que les PVP, des boîtes de conserve cubiques sur roues, se remplissent inexorablement par la trappe d’où dépasse, stoïque, le chef de bord. Voilà enfin les pompiers : ah, les braves gens ! ils ont peint sur leurs véhicules rouge vif, en lettres blanches bien lisibles, la fonction qu’ils remplissent : intervention grande intempérie, secours aux blessés, inondation… la dernière précision n’était pas nécessaire : elle est portée sur des canots métalliques empilés sur une remorque et dont, manifestement, on ne se sert pas dans les incendies de forêt. Ça y est, ils sont tous passés, et c’est un déluge qui s’abat soudain sur les Champs Elysées : trempés jusqu’aux os, les badauds grelottent et tournent en rond en cherchant à s’éloigner, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Le sol des allées est recouvert d’énormes flaques d’eau, on dérape dans la boue ; je croise un ou deux Jean-de-la-Lune dégoulinants qui se protègent consciencieusement la tête avec un journal proche de la dissolution. Sous la cataracte, d’autres trouvent tout de même le moyen de racoler un Saint-Cyrien pour une photo souvenir. Je ne verrai pas les parachutistes atterrir place de la Concorde, il y a trop de monde pour se frayer un chemin jusque là ; mais je les regarde descendre lentement, en une molle spirale, puis s’étager adroitement en diagonale dans le ciel. Chacun d’eux a un drapeau fixé à la jambe. Avenue Franklin Roosevelt à nouveau, j’enfourche un vélib et immédiatement, merveille ! j’ai chaud… le macadam irradie généreusement un souvenir de soleil. Le retour est une grisante chevauchée : dans la pagaille des rues fermées à la circulation et des véhicules militaires qui descendent les boulevards à grand fracas, il faut quitter le goudron sous les arbres des Invalides, sauter des trottoirs, contourner des barrières. Plus aucune règle n’a cours ; c’est l’école buissonnière.

mardi 13 juillet 2010

Avant-propos à l’édition de 1954 du Manifeste du Parti Communiste

Le Manifeste du Parti Communiste a fait l’objet d’éditions innombrables ; celle qui m’est tombée sous la main est l’œuvre des Editions Sociales – œuvre collective apparemment puisque ni l’avant-propos ni les notes ne sont attribués à un auteur. Cet avant-propos est un joli morceau de style thorézien tendant en sept pages à faire écho aux points clés du catéchisme militant de l’époque, à savoir : pour l’essentiel, supériorité intellectuelle et morale du communisme ; incidemment, caractère national du communisme, et caractère évolutif de la pensée communiste ; en conclusion, avènement prochain de la société sans classes.

Pour établir la supériorité morale et intellectuelle du communisme, on n’y va pas par quatre chemins. D’abord, l’incantation pure et simple : on évoque « la beauté du manifeste, la vigueur incomparable du style, la rigueur des développements logiques », « une telle richesse de pensée qu’il convient de réfléchir sur chaque phrase », une « fresque magistrale », des « traits impérissables », « une vue sûre de l’avenir », « la prévision géniale »… Tout ceci pour qualifier le Manifeste, dont les auteurs sont également de saints hommes liés par « une amitié incomparable qui ne se démentit jamais ».

Car le deuxième procédé utilisé consiste à légitimer la doctrine par le caractère et les actes de qui la professe. Ainsi l’avant-propos du Manifeste évoque-t-il abondamment les géants de la pensée moderne que sont Lénine et « Staline, son meilleur disciple et son continuateur » (car nous ne croyons pas un mot du rapport du traître Khrouchtchev). « Lénine a analysé… il a démontré… il a fait revivre… il a tracé le plan général de la construction d’une société socialiste… il a défini… il a donné une conception achevée… ». Et que dire de Staline ? « Staline a élaboré la théorie… il a résolu, en théorie et dans la vie de l’Etat… il a versé au trésor du marxisme léninisme la Constitution soviétique… il a montré… ». C’est aussi l’occasion de rappeler que Staline a terrassé la bête immonde à lui tout seul : « il en a défini le sens et analysé le contenu, avant de diriger les gigantesques combats qui, etc ». La vie de tels hommes, à l’intelligence surpuissante et au cœur généreux, légitime la doctrine qu’ils prêchent. C’est le ressort sur lequel jouent les « vies de saints » des catholiques ; c’est un peu pervers, dans les deux cas, puisque les vies de saints, catholiques ou marxistes, sont évaluées avec les critères de la doctrine qu’elles justifient, ce qui, admettons-le, n’est pas très scientifique.

Or ce recours à l'incantation et à l’hagiographie est complété justement par un troisième système de légitimation : l’assimilation du discours à un raisonnement scientifique, et même plus (on évoque la « conception dialectique comme forme supérieure de la pensée scientifique »). Le marxisme est « une analyse entièrement nouvelle » (c’est vrai, d’ailleurs), dont la naissance « n’est pas un progrès ordinaire » mais un « changement qualitatif » ; la découverte des « lois » de l’histoire « a fait du socialisme une science ». Le marxisme « démontre scientifiquement… éclaire scientifiquement… ». La supériorité du mode de pensée dialectique risque de rester un peu fumeuse pour le lecteur moyen, mais l’idée de « l’unité de la théorie et de la pratique », de la « fin de la rupture entre la pensée et l’action » l’illustre d’une certaine manière. La malhonnêteté de ce rapprochement entre science et socialisme est double, d’une part parce qu’il joue sur l’idée qu’une science implique un déterminisme (donc une capacité de prédiction), d’autre part parce qu’il s’adresse à des lecteurs majoritairement peu versés en épistémologie et difficilement à même de trier entre ce qui est « science » et ce qui ne l’est pas. Que les Joliot-Curie se soient inclinés devant ce crédo est un peu plus troublant…

Les deux points suivants, concernant le caractère national du communisme et son caractère évolutif, relèvent en fait de l’apologétique ; en 1954, dix ans après la guerre et les alliances qu’elle a entraînées, le climat n’est pas au cosmopolitisme. En outre, la mémoire des retournements successifs de l’URSS pendant les années trente et le cuisant souvenir du pacte Molotov – Ribbentrop sont encore bien présents et exigent des soins curatifs minutieux.

Il n’est guère besoin de s’étendre sur le dernier point, l’avènement prochain de la société sans classes, qui orne les fins de discours comme l’Ite, missa est ponctue les volées de cloches du dimanche. Il faut malgré tout souligner que l’avant-propos du Manifeste donne moins d’un siècle à la Jérusalem céleste pour fédérer tous les peuples, en s’appuyant sur le fait qu’un siècle s’est écoulé entre le Manifeste et la fin de la seconde guerre mondiale : on voit là les limites du caractère scientifique de la doctrine, dont les outils de prévision semblent assez maigres.

Il n’est pas difficile cinquante ans plus tard d’étudier les ressorts mobilisés par un tel discours ; comme à l’athée pour croire en un dieu, il manque au lecteur, pour éprouver leur force de persuasion, tout ce qu’il y avait autour du discours – les modes de travail et d’organisation, les solidarités, les souvenirs… Plutôt qu’à comprendre le passé, l’exercice d’analyse peut sans doute servir d’entraînement à qui veut identifier les supercheries intellectuelles quand elles lui tombent sous le nez.

Avant-propos au Manifeste du Parti Communiste
Editions sociales, 1954

lundi 12 juillet 2010

Concert Chopin au Luxembourg

Dimanche, cinq heures de l’après-midi ; puisqu’on a le temps, on devrait réfléchir, écrire, travailler, ravauder des chaussettes ou éplucher des topinambours, mais le Sénat a pitié de nous et nous offre la meilleure excuse au monde pour, une heure durant, ne rien faire. Sous les ombrages verts du Luxembourg, assis sur de non moins vertes chaises, on peut jouir à son aise de l’impitoyable après-midi d’été et, l’esprit noyé de musique, renoncer un moment à se rendre utile.

J’ai la mémoire musicale d’un poisson rouge, ce qui explique que je ne comprenne pas grand-chose à la grande musique, ni même à la petite. Au bout de douze notes, la ligne mélodique se dissout inexorablement et me laisse désemparée, incapable de saisir la structure d’ensemble de ce que j’entends.

Tant pis ; il reste le son du piano, ces grosses gouttes sonores et lisses qui saturent l’air ambiant, invraisemblances géométriques dont le centre est partout à la fois. L’une parfois se détache tremblante de perfection sur le grondement des notes graves que le pianiste éveille de la main gauche comme si savamment il caressait la tête d’un tigre. Et ces notes uniques, que tout ce qui précède, arpèges, accords et autre fourbi solfégiaque, n’a fait que mettre en scène et annoncer, vous mordent le cœur d’une émotion sans nom, amour ou joie ou chagrin – on ne sait – purs de tout objet.

Dimanche, cinq heures de l’après-midi ; sous les ombrages verts du Luxembourg, alors qu’on vient de bousculer une vieille dame pour lui piquer la dernière chaise, on se souvient soudain qu’on a une âme.

dimanche 11 juillet 2010

La maison de poupée

La maison de poupée est tiré de la pièce d’Henrik Ibsen, montée en 1879. Nora est jeune, belle et écervelée quand elle épouse Torvald Helmer. Pour qu’il fasse en Italie le séjour d’un an que sa santé exige, elle emprunte de l’argent à Nils Krogstad à l’insu de son mari, en garantissant sa dette par une fausse signature. Huit ans plus tard, à la veille de Noël, elle est toujours aussi belle et apparemment aussi écervelée quand la vérité éclate : Krogstadt, congédié par son mari, veut utiliser le faux pour les faire chanter. La menace qui pèse sur la plus grande partie du film n’est pas tant le scandale qui frapperait la famille Helmer que la réaction de Torvald s'il découvre la vérité. Sous cette épée de Damoclès, Nora s’agite de plus en plus follement pour parer le coup et le détourner ; mais après le réveillon, alors que Torvald, ivre et inhabituellement peu gracieux, mais providentiellement distrait, oublie de lire la lettre de dénonciation de Krogstad, c’est Nora elle-même qui la lui rappelle.

C’est alors qu’elle comprend combien elle s’est trompée; Torvald, rendu fou de rage par cette atteinte à son honneur (et non par l’humiliation de devoir la vie à Nora, ou par la douleur d’avoir été trompé) décide de séquestrer Nora et de lui enlever ses enfants. Une heure après, lorsque Krogstadt, miraculeusement radouci, lui renvoie la preuve du faux commis par Nora, il se rassérène et passe l’éponge. Mais durant ces vingt-quatre heures torturantes Nora a appris à voir son mariage sous un nouveau jour. Elle a été traitée en enfant par son mari qui la couvre de petits noms, la tance quand elle s’embrouille dans une tarentelle, garde sur lui la clé de la boîte aux lettres et lui interdit les macarons. Face au danger, c’est son honneur, et non son amour, qu’il a voulu sauver (autrement dit, en termes plus contemporains, il n’a pensé qu’à lui). Alors, malgré les objurgations de Torvald qui la rappelle à ses devoirs sacrés d’épouse et de mère, Nora le quitte, pour remplir son vocation d’adulte.

Au couple idéal, du point de vue social, que forment Nora et Torvald, s’oppose le couple improbable de Kristin et Nils Krogstad ; elle est veuve et travaille pour vivre, lui est le père sans emploi et quasi maternel de deux orphelins. Non seulement ils n’entrent pas dans les archétypes sociaux de l’époux et de l’épouse, mais chacun d’eux a vu le pire de l’autre et l’a accepté ; dépouillée de ses oripeaux conventionnels, la relation qui les unit commence là où celle de Nora et Torvald s’arrête. Cet effet de miroir renforce le thème majeur, celui d’un mariage décrit comme une convention emprisonnant les femmes dans un rôle subalterne sans même leur assurer en retour un amour inconditionnel.

Cette construction ostensiblement symétrique, la parfaite convergence des intrigues (la décision de Nora, l’annonce de la mort du Dr Rank et la rédemption de Krogstadt surviennent la nuit de Noël) et leur resserrement dans le temps sont des caractéristiques hérités de la pièce de théâtre. Comme au théâtre, on perçoit dans le film l’enchaînement des faits comme stylisé, sans que cela nuise le moins du monde à la crédibilité des personnages. Le mode de narration reste d’ailleurs très proche du découpage théâtral, représentant l’action en une succession de scènes à deux ou trois personnages et amenant par les dialogues, plutôt que par les gestes ou les expressions, toutes les articulations de l’action. La vie est insufflée dans ces conventions théâtrales par le personnage de Nora, incarnée par la merveilleuse Jane Fonda, qui s’attache immédiatement le spectateur. Celui-ci ressent péniblement la tension qui pèse sur elle, notamment dans la scène de la tarentelle, que la jeune femme danse lors du réveillon alors que la lettre de Krogstad attend son heure dans la boîte aux lettres et qui symbolise le ballet désespéré auquel elle s’est livrée jusqu’alors, sans cesser de sourire, pour cacher la vérité à son mari.

J’ignore si le film de Losey rend justice à la pièce d’Ibsen, que je n’ai pas encore lue ; je soupçonne que oui, tant sur la forme la filiation avec le théâtre est nette, et tant sur le fond le message est clair. Si cet écho est fidèle, peut-être est parce que la nature du mariage a moins changé en un siècle que la longueur des jupes ?

La Maison de poupée, Joseph Losey, 1973

samedi 10 juillet 2010

Jude l'Obscur

Jude Fawley est un orphelin plein de nobles aspirations avec lesquelles il se débattra tout au long d’une vie courte et lamentable, au fil d’un vagabondage dans un Wessex imaginaire ; de Marygreen à Christminster, de Melchester à Shaston puis à Aldbrickham, son errance donne leur titre aux chapitres de son histoire. Le drame de son échec à s’élever socialement se conjugue à la malédiction qui le lie à sa cousine Sue, dont il est passionnément amoureux, alors qu’ils sont tous deux mariés à d’autres ; esprit tourmenté et libre-penseur, Sue l’entraîne à remettre en cause la religion et le mariage avant de se convertir lors d’un épisode particulièrement mélodramatique. Elle retourne alors vers le mari qu’elle a quitté pour Jude, surmontant son dégoût pour obéir à sa conscience, tandis que notre héros s’étiole et meurt.

Tout ceci est éminemment romanesque et, de surcroît, inégalement écrit à mon goût, si tant est que l’on puisse dire d’un grand classique une chose aussi sacrilège. La naïveté de ce pauvre Jude et sa façon de penser tout haut sont parfois un peu agaçantes ; quant aux personnages secondaires, leur description ne s’embarrasse pas de nuances. En revanche, les procédés narratifs fonctionnent bien, permettant généralement au lecteur d’anticiper avec inquiétude ce qui va arriver aux protagonistes, mais le laissant toujours un peu en retard sur l’évolution cahotante de leurs idées et de leurs sentiments – ou plus précisément, des idées et des sentiments de Sue, qui est particulièrement lunatique.

Au-delà de ces questions techniques, le roman est d’abord une dénonciation du mariage comme institution sociale et morale. En montrant ses personnages prisonniers de mariages sordides et totalement incompatibles avec leurs aspirations profondes, puis en décrivant l’échec tragique de leur relation, pourtant fondée sur des affinités réelles, et son effondrement sous le poids des convenances, Thomas Hardy met en cause le mariage en jouant sur un registre dramatique. Parallèlement, il use aussi d’un registre ironique, dont les meilleurs exemples sont ces deux citations: « Ainsi donc, debout devant cet officiant, tous deux jurèrent qu'à n'importe quel autre moment de leur vie, ils croiraient, désireraient et sentiraient exactement ce qu'ils avaient cru, senti et désiré les quelques semaines précédentes. ». « Le loueur de chambres avait entendu dire qu'ils étaient un ménage bizarre. Ayant vu Arabella embrasser Jude un soir où elle avait pris un cordial, il s'était demandé s'ils étaient vraiment mariés, et se préparait à leur donner congé. Mais un jour, par hasard, il l'entendit haranguer Jude en termes violents, puis lui jeter un soulier à la tête. Ayant reconnu la note habituelle des gens mariés, il en avait conclu qu'ils devaient être respectables et n'avait plus rien dit. »

Les contradictions entre une morale naturelle, qui inciterait chacun à faire le bien de lui-même et de ceux qu'il aime dès lors que cela ne fait pas de mal à autrui, et la morale sociale et religieuse qui fige les relations par le mariage, s’incarnent en la malheureuse Sue, personnage nettement plus intéressant à mon goût que le Jude éponyme (pas Obscur pour rien) et se traduisent par un comportement incohérent qui la rend aussi difficile à vivre que devait l’être l’âne de Buridan. La pauvre réussit à donner toutes les apparences des débordements les plus coupables tout en soumettant son soupirant à une continence torturante et prolongée ; pendant la moitié du livre, Thomas Hardy parle en fait assez ouvertement de frustration sexuelle. Pour que Sue se résolve enfin à coucher avec Jude, il faut que resurgisse Arabella, la première épouse. Quant à se marier avec Jude, et bien qu’elle soit divorcée, Sue, instruite par sa décevante expérience conjugale, ne s’accommodera jamais de cette idée, même enceinte de son troisième enfant.

Je serais bien curieuse de lire les critiques qu’a suscitées Jude l’Obscur lors de sa publication ; elles ont dû être assez salées, puisque Thomas Hardy a renoncé par la suite à écrire des romans. C’est, de fait, un livre éminemment subversif et correctement romanesque : il n’empêche qu’on ne s’attache guère aux personnages et que Jude l’Obscur reste pour moi moins touchant que la malheureuse Tess d’Urberville.

Jude l’Obscur, Thomas Hardy, 1895
Trad. F.W. Laparra

les Rencontres de la Modernisation de l'Etat 2010

J’ai passé trois jours cette semaine aux Rencontres de la Modernisation de l’Etat : il s’agit d’une sorte de séminaire géant organisé par le magazine Acteurs Publics (qui est un peu le Point de Vue de l’administration). C’est l’occasion pour les fonctionnaires qui font le déplacement d’entendre diverses huiles, dont des ministres en exercice, s’exprimer sur les sujets d’actualité. Ces interventions très courues sont entrelardées de tables rondes confrontant deux ou trois personnalités sur des sujets comme « collectivités, le mille feuilles administratif » ou « RGPP, tout ça pour ça ? ». Le reste du programme est composé de conférences animées par des cabinets de conseil (dans un but qui n’est pas uniquement caritatif, on s’en doute) avec le secours d’un « témoin du secteur public » qui raconte comment il a fait évoluer sa gestion des ressources humaines ou externalisé sa fonction achats.

Sur la forme, il est assez comique d’observer un clivage marqué entre des orateurs confits en dévotion, ravis de chaque avancée de la Réforme de l’Etat et convaincus de son bien-fondé, et des intervenants tellement acides qu’on a envie de leur tendre un Maalox. François Baroin avec son visage poupin et sa voix ronronnante est sans doute le champion des chattemites, mais François-Daniel Migeon, le pimpant directeur de la Modernisation de l’Etat, vaut également le détour quand il invite chacun à « saisir les espaces d’initiative qui se présentent à lui pour que le leadership diffuse dans l’administration ». A l’inverse, Alain Vallet, président de l’association des Régions de France, Pierre Moscovici ou Jean Arthuis manqueront manifestement de joie de vivre jusqu’en 2012 (au moins ; on ne voit pas bien, à vrai dire, ce qui pourrait rendre le sourire à Jean Arthuis). Heureusement, certains orateurs parviennent à prendre du champ, comme Michel Rocard et Jean-Pierre Raffarin, tous deux vaguement goguenards, ou, plus étonnant, comme Eric Woerth qui, non contenter d’afficher une excellente maîtrise de ses dossiers, parvient à pratiquer l’auto-dérision malgré le contexte délicat créé par l’affaire Bettencourt.

Sur le fond, les rencontres permettent aux fonctionnaires de profiter de l’expérience de leurs pairs dans la conduite des actions de modernisation, mais aussi de renouer le lien entre la décision politique, sa traduction en droit et son application par l’administration. Les étapes de ce processus complexe et, il faut bien le dire, assez peu lisible pour les non-initiés méritent bien par moments quelques coups de projecteur.

Eclairage sur les méthodes de réforme d’abord : on entend ainsi Jean-Pierre Raffarin aussi bien que François Baroin évoquer les éléments de légitimité d’une réforme, et souligner en particulier l’importance de la plate-forme de candidature présidentielle pour asseoir une évolution annoncée. Et les législatives, alors ? on n’en dit mot… Il est également intéressant de voir Hervé Morin tout comme Michel Rocard insister sur le consensus à créer sur le diagnostic préalable à toute réforme, et préconiser de fait une concertation en amont faisant appel à la responsabilité des différentes parties prenantes. Du bon sens, sans doute, et pourtant…

Eclairage sur l’esprit des institutions ensuite : il est troublant d’entendre Jean-Pierre Raffarin, à nouveau, et Alain Vallet, tous deux décentralisateurs acharnés, exprimer des inquiétudes diamétralement opposées sur la réforme des collectivités territoriales pour finir tous deux, d’ailleurs, par voter contre. Le premier juge cohérent le principe du conseiller territorial et déplore que cette mesure soit noyée dans un flot d’évolutions opportunistes destinées à satisfaire toutes les chapelles ; le second voue le conseiller territorial aux gémonies et agite la menace d’une politisation excessive des élections locales et d’une disparition des marges de manœuvre régionales. Sur le fond, c’est sans doute le difficile sujet de la répartition des compétences qui divise, sans parler du casse-tête du financement. Autre point, la généralité de la loi est un sujet abordé tant par Eric Woerth que par Alain Vallet : pour le premier, qui pense à l’échelle de l’Etat, dès lors que la politique vise l’équité et non seulement l’égalité, elle crée des cas particuliers et élargit de ce fait les responsabilités de l’exécutif par rapport au législatif: le ministre y voit un argument contre le principe de consultations répétées tel qu’il est mis en œuvre par exemple en Suisse. Le second, homme de sa région, fait écho en estimant que, la cohésion de la nation n’étant plus en cause, la loi générale devrait fournir l’encadrement – et seulement l’encadrement – de politiques locales de plus en plus adaptées et diversifiées. Bref, avec tout ça, exit la généralité de la loi : et on dit encore que la France est jacobine !

Eclairage enfin sur l’avenir, avec le problème de la dette, fréquemment évoqué : tout le monde est d’accord, la réforme de l’Etat ne règlera pas le problème que, par ailleurs, il n’est pas question de laisser traîner ; quant à savoir ce qui le règlera, c’est moins clair. Le développement durable est une autre perspective consensuelle quoiqu’un peu fumeuse.

Sur certains thèmes en revanche, les ministres ne semblent pas en accord avec leur public. Ainsi les évolutions récentes de la fiscalité (le bouclier fiscal, la TVA restauration, l’exonération des heures supplémentaires, les niches…) sont poliment contestées par la salle et défendues notamment par François Baroin pour qui il est nécessaire de prendre le temps d’évaluer ces mesures. Autre point, la qualité du dialogue social consterne majoritairement les hauts fonctionnaires alors que les auteurs de réformes réussies expriment leur confiance dans les partenaires sociaux (leur réussite expliquant peut-être leur confiance… à moins que ce ne soit l’inverse !).

Et la réforme de l’Etat, finalement ? On n’en a pas tant entendu parler que cela, si l’on entend par là la réforme de l’administration française. Alors, « tout ça pour ça » ? non, sûrement pas. La loi organique sur la loi de finances, la réforme de l’administration territoriale, l’autonomie des universités, le e-service public sont en vérité de petits tremblements de terre dont au fond nul ne conteste l’intérêt et qui ébranlent les structures même de l’administration : corps d’Etat, modes de rémunération, rapport à l’usager, culture de gestion… D’où l’inconfort compréhensible exprimé par de nombreux fonctionnaires, d’où les difficultés parfois à maintenir ici ou là la qualité du service. Si le ton un peu empesé des ministres peut irriter, si la question de la dette reste de toute évidence non traitée, si les méthodes sont contestables, reste qu’il se passe réellement quelque chose : pour le meilleur ou pour le pire, il fallait bien, sans doute, en passer par là.

vendredi 9 juillet 2010

La fabrique des images

La fabrique des images est une exposition au principe original. Elle illustre l’idée qu’à travers les modes de représentation du monde, ce sont des façons de penser le monde, des ontologies différentes qui transparaissent. (L’ontologie est la science ou plutôt le mode de conception de l’être : c’est le mot du commissaire de l’exposition et non le mien, pour ceux qui s’apprêteraient à ricaner). L’exposition distingue quatre modes en croisant deux critères : vision du monde physique et vision du monde de l’esprit. L’un comme l’autre peut être perçu comme fondamentalement continu et homogène, de l’homme au nénuphar en passant par la truite, ou au contraire comme essentiellement discontinu et hétérogène. Une jolie petite matrice carrée illustre le propos et rassérène les esprits scientifiques, comme ceci :

[rogntudjû, blogger ne veut pas de ma matrice!]

Ainsi l’animisme reconnaît un esprit de même nature, sous des formes différentes, aux animaux et aux hommes ; certains Indiens d’Amazonie considèrent que les guépards entre eux, par exemple, « se voient comme des hommes ». Diverses pratiques chamaniques visent à communiquer avec les esprits ainsi logés dans des formes variées ; des masques « à transformation » ou des statuettes d’animaux en miniature donnent à percevoir la présence mêlée des esprits de différentes espèces.

A l’inverse, pour le point de vue naturaliste, l’esprit sépare les hommes d’une nature à laquelle ils appartiennent par la matière, ce que traduit une représentation toujours plus fidèle et « laïcisée » d’une nature qui n’enferme plus que son propre mystère.

Le totémisme m’est resté, je dois l’avouer, assez obscur, malgré les joyeuses peintures acryliques des aborigènes australiens. L’idée est celle d’un lien profond, noué à l’origine du monde, entre des hommes, un site, et un animal ou un végétal originel, et l’histoire de ce « totem » qui a imprimé ses pérégrinations sur le site et les hommes qui l’habitent. Je n’ai pas bien compris pourquoi ce mode de perception supposait de représenter tantôt l’animal sur un fond vide et avec ses boyaux apparents, et tantôt le chemin qu’il a parcouru (des tas de traces de pattes, sans animal).

Quant à l’analogisme, il s’agit de la conception qui, constatant des différences d’essence irréductibles entre les êtres entre eux, tant dans la sphère de la physique que dans celle de l’esprit, tente d’ordonner la pagaille résultante en créant des réseaux et des correspondances (montagne et eau, cœur et esprit, yang et yin, chocolat et vanille, etc) et en représentant les personnages entourés de toute une somme d’attributs (comme les dieux hindous). Là encore, je n’ai pas trop bien compris pourquoi des représentations « fractales » où les pupilles d’un masque représentent le masque relèvent d’une conception analogique du monde.

L’exposition se clôt sur le rayon « faux amis » : un même type de représentation (un buste, un paysage, un croquis des proportions humaines, un masque à l’ornementation compliquée) ne ressort pas forcément à une ontologie unique et donc ne se lit pas toujours de la même façon. Ce qui m’a posé au moins deux questions : si des conceptions différentes produisent des représentations analogues, comment sait-on que les conceptions sont différentes ? pas seulement en observant les représentations, en tous cas. Si on prend une œuvre toute seule, détachée de la connaissance anthropologique du milieu qui l’a produite, on n’y voit sans doute que du feu, d’où une vague impression de frustration à la fin de l’exposition : on n’est pas plus avancé, puisqu’on a toujours besoin des explications. Par ailleurs, je me demande comment on passe d’une ontologie (puisqu’ontologie il y a) à une autre. Ainsi, la transition d’un mode analogiste vers un mode naturaliste semble commencer dès le XIVème ou XVème siècle : pourquoi ? qu’est-ce qui la provoque ? pourquoi en Flandre et pas en Chine ? et puisqu’elle est antérieure aux grandes évolutions intellectuelles de la Renaissance, dans quelle mesure les a-t-elle provoquées ou favorisées ?

Avec tout ça, je dois avouer qu’on ne regarde pas beaucoup les œuvres exposées d’un point de vue esthétique, on est trop occupé à essayer de comprendre en quoi elles illustrent les différentes conceptions du monde. Mais c’est de ce fait une exposition très intéressante que je recommande chaleureusement à tous ceux qui, comme moi, adorent expliquer tout l’univers juste en croisant deux axes.

La fabrique des images, Musée du Quai Branly

mardi 6 juillet 2010

Les sorcières d'Eastwick

Les sorcières d’Eastwick sont trois femmes entre deux âges vivant dans une petite ville de l’Est des Etats-Unis. Leurs maternités et leur divorce ont réveillé en elles des dispositions à une sorcellerie artisanale et illogique qu’elles pratiquent à l’inspiration, usant de formules magiques dénichées on ne sait trop où et mobilisant un pouvoir qui semble prendre racine dans leur corps plutôt que dans leur esprit. L’arrivée à Eastwick de Darryl Van Horne, inventeur et amateur d’art, personnage étrange, haut en couleurs et peu farouche, ébranle le triangle des sorcières et l’entraîne jusqu’au meurtre.

Sur la quatrième de couverture de mon exemplaire, ce roman est présenté comme « le plus sulfureux » de John Updike, ce qui me laisse rêveuse. Car Updike inscrit son histoire de sorcellerie dans une atmosphère domestique de gynécée, avec une totale absence de dramatisation. Darryl Van Horne a beau incarner le Diable, il s’habille n’importe comment et ses projets ont tendance à capoter misérablement ; quant aux sorcières et à Alexandra en particulier, qui est le prisme favori de l’auteur, elles sont « hystériques » au premier sens du terme, soumises aux exigences et aux rythmes de leur corps, sensibles aux saisons, aux lumières et aux flux. La magie intervient dans le fil du récit sans aucune explication ni justification, sans caractère d’extraordinaire. Alexandra a réduit son mari en poussière : ça peut être une façon de parler. Elle convoque un orage : c’est peut-être un fantasme. Mais quand au tennis les balles se changent en crapauds et que l’adversaire proteste, on entre de plain-pied et sans drame dans une magie que l’on a d’autre choix que d’accepter. Ce n’est pas du tout ce que j’attendrais d’un livre « sulfureux ».

Ce climat paradoxal de normalité rejaillit sur les sorcières des temps plus reculés, convoquées devant le lecteur au travers de quelques allusions assez discrètes. Femmes intelligentes ou sottes, douces ou acides, dans lesquelles se concentrent des forces telluriques qu’elles catalysent sans grand discernement, elles prétendent d’une certaine façon, derrière l’histoire de Jane, Sukie et Alexandra, à l’affection du lecteur et à la compassion pour le destin que leur réservaient des jours plus cruels.

Les sorcières d’Eastwick m’est apparu beaucoup moins sulfureux que chargé d’une irrationalité en quelque sorte organique, appelant avec insistance le lecteur à absorber le texte au premier degré. En noyant le temps qui passe dans le retour des saisons, en diluant le drame et la mort dans l’histoire de vies qui se poursuivent, se séparent et se reforment – Alexandra, Jane et Sukie se remarient et disparaissent d’Eastwick qui continue sans elles sa vie provinciale – John Updike nous offre un malaise si léger, si dilué dans le bruissement de la féminité, le pépiement des potins, le clapotis des confitures qui chauffent et la molle invasion de la crasse domestique, que l’on en oublierait presque qu’on vient de lire l’histoire d’un sacrifice humain. Peut-être est-ce là d’ailleurs tout le soufre, ou tout le sel, de l’affaire.

Les sorcières d’Eastwick, John Updike, 1984
Traduction Maurice Rambaud

samedi 3 juillet 2010

Esprit nomade

Esprit nomade est l’exposition qui orne aujourd’hui les grilles du Luxembourg. Les auteurs, deux photographes italiens, ont parcouru les déserts « de sable, d’herbe et de neige » et présentent les nomades qui les arpentent en mêlant les photos prises dans différentes parties du monde, faisant ainsi ressortir les traits communs du mode de vie nomade à travers les continents : rigueur des conditions naturelles, parcimonie des prélèvements sur le milieu traversé et frugalité d’un mode de vie adapté à des environnements avares, importance vitale du groupe.

Les photos sont parfois belles, plus souvent frappantes, comme ce paysage de dunes recouvertes de neige ou ce visage Touareg au regard aigu ; en revanche, les légendes sont d’une déroutante niaiserie, et gâchent complètement le plaisir de l’exposition. On finit par trotter de panneau en panneau à la recherche du commentaire le plus platement moralisateur.

Je décernerais la palme à cette explication, sous-titrant une photo que j’ai du coup complètement oubliée : le mode de vie des nomades ne connaît pas les frontières, lesquelles frontières ont suscité des nationalismes et par suite des guerres. Oui, vive les nomades !

Prix spécial du jury à l’idée, un peu ressassée au fil des photos, que le nomade (oui, « le nomade » : j’adore, dans ce contexte, cette formulation invraisemblablement conservatrice) préserve son environnement en exerçant sur les pâturages et autres terrains de chasse une pression minimale, alors que le sédentaire est un gros goret qui choisit d’ignorer l’influence malfaisante qu’il exerce sur son habitat. Remarquez, il a intérêt à préserver son environnement, le nomade, parce que dans le cas contraire le retour de bâton est assez rapide.

Prix de l’énoncé contradictoire à la mention d’une maîtrise « innée » de l’espace par ledit nomade, juste après une phrase qui indique que les nomades sont accoutumés depuis leur plus jeune âge à se repérer dans de vastes étendues vides.

Franchement, je me demande où on veut en venir avec ce genre de discours. Gambader dans les déserts demande sûrement une force d’âme peu commune, mais cette activité peut difficilement être proposée comme modèle de civilisation puisque les nomades sont obligés de se consacrer très largement à la subsistance (le déplacement étant une modalité d’ycelle), ce qui limite considérablement les possibilités d’écrire l’Iliade et d’inventer le vaccin contre la rage. Pour ma part, si on veut mettre en rapport environnement (vive les ascètes nomades) et sciences et cultures (vive les gorets sédentaires), je donnerais toutes les baleines et la moitié des tigres blancs pour l’Iliade (enfin, n’exagérons pas : disons l’Iliade, l’Odyssée, et, voyons, Autant en emporte le Vent ?).

Esprit Nomade, Tiziana et Gianni Baldizzone, 2010

vendredi 2 juillet 2010

Histoire du négationnisme en France

L’Histoire du négationnisme en France écrite, d’après sa thèse sur le même sujet, par Valérie Igounet peut se lire à deux niveaux. Travail historique, elle recense un certain nombre de figures du négationnisme français et reconstitue leur itinéraire intellectuel ; production soumise à l’influence des convictions de son auteur, elle illustre par ses défauts même la complexité de la question du négationnisme.

Paul Rassinier, ancien déporté, de sensibilité anarchiste ; Maurice Bardèche, beau-frère et admirateur de Brasillach ; Pierre Guillaume, militant marxiste ; Robert Faurisson, professeur de lettres, sans opinion politique professée ; Henri Roques, ingénieur et proche du Front National… le pedigree des négationnistes français suffit à faire apparaître deux paradoxes : le négationnisme n’est pas une affaire d’historiens, et il réunit des sensibilités politiques situées aux deux extrémités du spectre - si l’on veut bien considérer l’extrême gauche et l’extrême droite comme radicalement opposées et non (ou parce que ?) essentiellement parentes.

De fait, et Valérie Igounet le montre sans malheureusement s’y attarder beaucoup, le négationnisme n’est pas une démarche historique à proprement parler : plutôt que de construire une hypothèse qui intègre le mieux possible l’ensemble des données dont nous disposons (archives, installations plus ou moins bien conservées, témoignages, etc), les négationnistes, Faurisson en tête, s’attachent à détruire méthodiquement l’hypothèse d’un massacre organisé de plusieurs millions de personnes parce qu’elles étaient juives. Ce faisant, ils ne proposent pas d’autre hypothèse qui permette de tracer un tableau général des persécutions à l’endroit des Juifs, mais se bornent à démonter un par un les arguments mis en avant jusque là. La tâche leur est facilitée par une tendance des témoins à dramatiser et à surévaluer le nombre des victimes, par une systématisation souvent abusive dans la présentation des éléments historiques dont on dispose, et par de graves insuffisances dans l’approche technique de l’extermination des Juifs – dont, s’agissant d’un processus industriel, on avait pourtant beaucoup à apprendre par cette entrée. Ainsi, la vulgate fait un lien entre fours crématoires et extermination, alors que la présence d’un four crématoire ne témoigne pas à elle seule d’intentions criminelles. Elle confond chambres à gaz expérimentales (comme au Struthof ou à Dachau) et chambres à gaz industrielles, comme à Auschwitz. En pointant du doigt successivement ces erreurs, les négationnistes ont eu beau jeu de conclure à l’existence d’un « mythe » des chambres à gaz homicides.

Ce mythe est dénoncé avec des intentions politiques ; le livre de Valérie Igounet retrace bien les motivations qui animent les négationnistes. A gauche, après les premiers jalons posés par Paul Rassinier pour attaquer la réécriture communiste de l’histoire des camps, il s’agit de supprimer un obstacle interposé entre les masses et la claire compréhension de leur condition ; le camp d’extermination fournit opportunément au Capital un repoussoir qui convainc les classes laborieuses de la douceur relative de leur sort. Mais, alors que la réalité concentrationnaire représente l’aboutissement du système capitaliste, l’extermination est une absurdité en termes économiques, ce qui prouve son statut d’alibi (je résume). A droite, et notamment chez le Jean-Marie Le Pen des « dérapages » à la Durafour-crématoire, la négation de la Shoah relève davantage d’une tentative de relégitimation des valeurs portées par l’Allemagne nazie, dans une perspective de reconstitution d’un front européen contre les menaces qui pèsent sur notre civilisation. Cela donne d’ailleurs un discours assez confus, puisque l’argumentation tend à montrer que les Nazis avaient raison de « régler le problème juif », et qu’en plus, ils n’ont même pas essayé de le régler. Les deux raisonnements se rejoignent dans l’expression de leur anti-sionisme, puisque le sionisme prospère d’après eux sur le mensonge. Cet anti-sionisme recouvre un antisémitisme primaire (c’est-à-dire antérieur au raisonnement négationniste) à droite, secondaire (conséquence de ce raisonnement) à gauche.

Dans un cas comme dans l’autre, et indépendamment de la valeur historique des raisonnements proposés, on se trouve face à des systèmes auto-justificateurs : l’hypothèse d’un complot juif ayant provoqué la seconde guerre mondiale et l’internement des Juifs, internement transformé par la propagande juive en extermination et convertie en espèces sonnantes et trébuchantes pour le financement du projet sioniste, est combattue par des historiens forcément juifs, soutenus par des politiques juifs qui l’élèvent au rang de religion et rétablissent pour la soutenir le délit de blasphème. Si elle est combattue, c’est parce qu’elle dessert les Juifs, et ainsi de suite : le raisonnement tourne en rond.

La difficulté qu’il y a à traiter cette question d’une façon qui préserve tant la vérité historique que la « mémoire », c'est-à-dire les enseignements politiques et moraux qu’on a voulu tirer de cette vérité, apparaît dans l’attitude crispée et malhabile des « exterminationnistes » : la loi Gayssot sur la négation du génocide, les prises de position moralisatrices d’historiens parfois mal informés nourrissent l’argumentaire des négationnistes qui se posent maintenant en martyres de la liberté de pensée. Valérie Igounet elle-même tombe régulièrement dans le même travers, en écrivant par exemple « le SS Untel » pour présenter et discréditer du même coup la position du sieur Untel : un raccourci parfois faux et toujours malhonnête, souvent utilisé par les antisémites et autres complotistes (« le Juif intégriste Machin… »).

Peut-on être « exterminationniste » sans être prisonnier d’une bien-pensance autoritaire à la Gayssot ? Un fascinant exemple de réponse à ce dilemme est donné dans le livre au travers de l’itinéraire de Jean-Claude Pressac, pharmacien de son état, devenu spécialiste des techniques d’extermination par le gaz employées par les Nazis après avoir entamé des recherches négationnistes sous la houlette de Faurisson. L’entretien avec ce curieux personnage, retranscrit en annexe, est un des passages les plus stimulants du livre. Pressac, manifestement assez ancré à droite et très hostile à l’instrumentalisation politique de l’histoire, est extrêmement critique tant avec les négationnistes qu’avec les historiens de l’extermination, dont il déplore le très faible niveau de compréhension technique. Il fait état de données techniques permettant de préciser la connaissance du génocide et en particulier d’en ajuster les chiffres, et son discours montre tout l’intérêt et toutes les richesses de ces études apparemment périphériques sur la capacité des fours, sur le temps de crémation, sur la nature et la quantité des fumées émises, etc. Tout en revoyant les chiffres à la baisse, et en raillant les historiens officiels, il confirme l’intention criminelle qui a suscité cette mortalité, et se met ainsi les négationnistes à dos. Au total, ce discours à la fois antipathique et très satisfaisant intellectuellement paraît, au moins, honnête, et il a contribué à enrichir l’historiographie de la période ; quelle a été son influence sur la mémoire ? Mystère.

On referme l’Histoire du négationnisme en France en proie au trouble ; non pas sur l’histoire, certes – encore qu’on se sente vaguement coupable de ses propres certitudes « exterminationnistes » – mais bien sur la mémoire. Si l’on ne peut compter que les leçons de l’histoire se déchiffrent aisément et s’imposent d’elles-mêmes, a-t-on le droit pour autant de corseter la mémoire ? Et pour quel enjeu ? Contre quoi la mémoire d’Auschwitz, à laquelle tout le monde, exterminationnistes comme révisionnistes, reconnaît la fonction de mythe (au sens de « légende fondatrice » et non de « mensonge ») pour les sociétés d’Europe, nous protège-t-elle ? Et finalement, l’ancrage de ce mythe dans la réalité est-il si important, dès lors qu’il a imprégné les consciences et la vie publique à travers une importante production littéraire et cinématographique ?

Histoire du négationnisme en France, Valérie Igounet, 2000