Le conflit (entre la femme et la mère, comme l’indique le sous-titre) fait couler beaucoup d’encre de la part de gens qui, apparemment, ne l’ont pas lu. Parmi les commentaires hostiles à Elisabeth Badinter sur lemonde.fr, on trouve trois tendances. Les uns ressortent d’autorité les arguments que le livre démonte, principalement sur la supériorité de l’allaitement maternel : c’est qu’ils n’ont pas noté que le livre interrogeait non tant sur la valeur de l'allaitement que sur les conséquences d'un modèle "tout allaitement" sur les choix de reproduction des femmes. D’autres accusent Badinter de tenir un discours inspiré par les intérêts qu’elle a chez Nestlé et Publicis : c’est à mon sens totalement dénué de pertinence, la question étant de savoir si son argumentaire est fondé, et non d’établir si elle a intérêt à le soutenir. Les derniers reprochent au livre une conception uniforme de la femme et de ses motivations, alors même que l’effort pour distinguer différentes attitudes féminines face aux choix qu’implique la maternité est, au contraire, constamment et explicitement présent dans le raisonnement.
Pour ma part, j’ai lu Le conflit. Le livre se divise en trois parties. La première, fort brève, développe le titre en rappelant que la maternité bouleverse les équilibres professionnel, affectif et conjugal de la femme et suscite des tensions, des frustrations et des renoncements qui rendent malhonnête une représentation idyllique de l’état de mère.
La deuxième partie forme le corps du livre et dénonce une évolution rétrograde des conceptions sur la maternité qui prévalent dans le monde industrialisé. Comme Badinter le montre en suivant notamment l'histoire de l'influence de La Leche League depuis ses débuts, une pensée essentialiste rassemblant inopinément les sensibilités conservatrices et écologistes rejette aujourd’hui le modèle des trente dernières années. Dans cette conception, la liberté de la femme posée en objectif s'appuyait, idéalement, sur le partage des tâches, l’implication paternelle et l’allègement du fardeau maternel par toutes les ressources de la technique, de la péridurale au lait maternisé en passant par les couches jetables. Aujourd'hui, au nom de l'enfant, c'est l'aliénation totale de la mère au nourrisson qui est proposée en modèle: la relation mère-enfant posée en exemple est celle des animaux.
La dernière partie soutient, en s’appuyant sur les statistiques de différents pays développés, l’hypothèse selon laquelle les femmes seraient de plus en plus nombreuses à renâcler devant le sacrifice de leur liberté que représente la maternité – sacrifice dans tous les cas, mais surtout quand le modèle proposé est celui d’une totale disponibilité pour l’enfant pendant plusieurs années. La France, à ce titre, constituerait une bienheureuse exception : une fertilité élevée (par rapport au reste de l’Europe) y coexiste avec un taux d’allaitement très bas et une durée d’allaitement réduite. Badinter suggère que ces deux traits sont corrélés et qu’une société autorisant une certaine nonchalance maternelle, du fait d’un modèle pluri-séculaire de maternité à temps partiel et d’une politique familiale conçue pour permettre le libre choix de la mère, favorise de fait la natalité.
Ce raisonnement est insuffisamment documenté pour mon goût, dans la mesure où la lecture de l’essai ne fournit pas une connaissance approfondie de l’ensemble des phénomènes et des discours sur le sujet. En revanche, l’articulation du livre est parfaitement claire et les statistiques citées la soutiennent efficacement. Le point qui me paraît crucial est que, sans discuter de la valeur absolue pour l’enfant des diverses béquilles à la maternité, biberons et autres, Elisabeth Badinter rappelle qu’elles ne présentent pas de danger mortel pour la santé de l’enfant et que, dès lors que la survie de celui-ci est assurée, il devient licite de s’intéresser au confort de sa mère. Loin de constituer une apologie de l’irresponsabilité maternelle, ce discours est le seul réaliste, dès lors que la décision de procréer appartient à la mère.
J’ajouterai qu’outre la satisfaction de lire un livre défendant dans un français correct une thèse qui me paraît pertinente, Le conflit apporte une bouffée d’air à celles qui, comme moi, sont excédées par la bonne conscience naturaliste des intégristes de la maternité. Les femmes qui mettent sur Internet leurs photos d’accouchement à domicile et se vantent d’allaiter leurs marmots jusqu’au bac réveillent immanquablement mes plus bas instincts : qu’elles le fassent, pourquoi pas, mais qu’elles le fassent ainsi publiquement, qu’elles professionnalisent en quelque sorte la sphère la plus privée en transformant la naissance et l’élevage des enfants en un sujet de compétence – la seule, il est vrai, à laquelle elles puissent prétendre pour certaines d’entre elles – me paraît parfaitement indécent. De plus, en mettant en avant une relation à l'enfant naturelle, voire animale, ces femmes nient le caractère avant tout social de l'être humain. Le bébé est peut-être bardé d'instincts et de réflexes animaux, mais il n'est pas supposé le rester! Je revendique pour ma part l'humanité précoce de ma progéniture, l’amateurisme maternel, et le droit de parler d’autre chose.
Le conflit, Elisabeth Badinter, 2010
samedi 20 février 2010
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Une fois de plus, bravo !
RépondreSupprimerPère et qui plus est adoptant je ne m'autorise pas à intervenir dans ce champ. Par seule dit-symétrie, ai d'expérience relevé que le fond (l'expression du paternel et du rôle de père) à travers les relations permanentes au bébé/enfant, l'enrichit autrement que les seuls processus rituels fussent ils ancestraux. S'autoriserait on à rajeunir en re-lisant Dolto? A tout le moins pour ne pas vieillir, fondre de plaisir avec "l'antimanuel de psychologie, Toi, moi... et l'amour" de Serge Hefez Ed Bréal
RépondreSupprimerYeeeehhh !! Ayant assisté à un cours d'accouchement avec Aude avant la naissance de notre premier, la vision de mères baleines vautrées se frottant le ventre avec un air de plénitude mystique m'a sérieusement saoulé. Elles ont même réussi à en faire éclater en sanglots ma femme qui ne voulait pas allaiter... Nos deux nains se portent très bien.
RépondreSupprimeron parlait l'autre soir de la nécessité qu'il y a parfois de lisser son propos ; à ce sujet, comparer ça :http://nkm-blog.org/elisabeth-badinter-et-le-feminisme-daujourdhui/ à ton propre post est édifiant.
RépondreSupprimerAu fait, à propos de nkm, sais-tu que http://lemamouth.blogspot.com/2010/03/louverture-la-defense.html ?
y a pas à dire, NKM lisse. Et son post ne serait pas si mal, si elle ne le torpillait pas à l'avant dernier paragraphe en montrant qu'elle n'a pas lu le bouquin jusqu'à la fin (non, Badinter ne souhaite pas priver les femmes de la liberté d'allaiter...).
RépondreSupprimerQuant à un avenir à la Défense, ça ne m'étonne pas qu'elle y pense, car elle est encore un peu tendre pour remplacer Borloo...