lundi 15 février 2010

Le modèle politique français

Le modèle politique français est une analyse qui couvre deux siècles, de 1789 à nos jours, et qui décrit de façon très éclairante les rapports entre la réalité et l’idée dans la politique française.

L’idée, c’est celle que Tocqueville présente dans l’Ancien Régime et la Révolution avec une clarté d’expression et une puissance de conviction qui l’a imposée comme une représentation de la réalité elle-même : celle de Français confrontés dès avant la Révolution à un pouvoir absolu, destructeur de tous les intermédiaires entre l’Etat et le citoyen, et perpétuant cette construction en 1789 sous les traits du jacobinisme pour satisfaire à leur « passion de l’égalité ». La première partie du livre est consacrée à cette culture de la généralité dont la Révolution tire toutes les conséquences. En matière sociale, c’est le décret d’Allarde sur les jurandes et la loi Le Chapelier sur les corporations, puis la suppression des congrégations religieuses et le tracé des départements comme circonscriptions absolument neutres, purement administratives et n’offrant aucune prise au sentiment d’appartenance – place nette entre l’Etat et le citoyen accompagnée d’une mise en valeur de la fraternité et de l’amitié, dans une « polarisation » de la vie sociale entre le très public et le très privé. En matière politique, c’est la notion de démocratie immédiate, tablant sur la formation spontanée d’un consensus entre les citoyens et rejetant toute procédure de médiation. La culture de la généralité s’écrit également dans le culte de la Loi pensée dans la lignée des physiocrates comme naturelle, préexistante en quelque sorte à sa promulgation, et qu’il tient au législateur d’établir et non de créer.

La réalité s’oppose à cette culture de la généralité par toutes sortes de difficultés pratiques qui apparaissent en particulier dans le domaine économique. Tout au long du XIXème siècle, la sphère économique se révèle rétive à la polarisation absolue entre public et privé. Très vite, on mesure que la loi et le marché ne suffisent pas à assurer la confiance et à réguler les pratiques des artisans et des commerçants. De même, la centralisation totale de l’administration apparaît problématique, en raison des difficultés de collecte de l’information pertinente : une tension vers la décentralisation de l’administration se fait jour à son tour. S’ajoute à cela une crainte de l’émiettement social et une aspiration à certaines libertés. Ainsi, l’organisation des solidarités est dépouillée de tout support institutionnel : le développement de la population ouvrière la rend pourtant impérative, même pour les tenants de l’ordre républicain qui souhaitent, sans pour autant abandonner une vision largement illibérale de la vie politique, canaliser le dialogue social et éviter les grèves et manifestations violentes. Ces tensions ont travaillé la vie politique française tout au long du XIXème siècle sans aboutir à des évolutions significatives, l’association restant par exemple criminalisée par l’article 291 du code pénal, les tentatives de décentralisation se limitant à l’émergence d’une entité essentiellement économique plus que politique au niveau de la commune.

La synthèse sera réalisée par des hommes d’ordre républicain et non par des libéraux : Waldeck-Rousseau, en 1884, institutionnalise le syndicat et rétablit donc la liberté d’association au profit exclusif de la défense des intérêts économiques. Il va plus loin en ce sens que l’on n’ira par la suite pour la liberté d’association en général : si la loi de 1901 rétablit la liberté d’association, elle ne crée pas de personnalité sociale et, par le fait, limite considérablement les possibilités d’action pour les associations qui ne sont pas distinguées par la reconnaissance d’utilité publique. Cette méfiance vis-à-vis des associations évoluera peu à peu pour intégrer la forme associative comme « béquille » de l’état, relais entre le particulier et le général, en particulier pour l’exploration de nouveaux modes d’action publique. La charte Jospin, signée à l’occasion du centenaire de la loi de 1901, symbolise cette évolution. Parallèlement, la décentralisation se démarquera enfin de la déconcentration administrative, non sans aléas.

Le modèle politique français est d’une rare clarté et d’une construction rigoureuse. Je ne regrette qu’une chose : pourquoi Pierre Rosanvallon ne s’explique-t-il pas du choix qui est le sien de situer la racine dudit modèle en 1789 ?


Le modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Pierre Rosanvallon, 2004

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