mardi 15 décembre 2009

Révolte consommée, le mythe de la contre-culture

Révolte consommée s'attaque à l'idée de "contre-culture". Du mouvement hippie aux Vegans en passant par les punks et les Easy Riders, la contre-culture est un ensemble de manifestations sous-tendues par l'idée que la société est fondamentalement répressive et maintenue en place par un "système" tout-puissant, manipulant les individus par le biais de la culture. Le "système" cherche à garantir une massification de la société, c'est-à-dire une standardisation des aspirations et des comportements (de consommation, notamment). Dès lors, le rebelle contre-culturel s'emploie à réveiller ses congénères en prenant en défaut les manipulations culturelles. Cette opération de questionnement part d'un refus de la contrainte sociale; elle doit donc remettre la société en question bien plus fondamentalement, s'avérer bien plus subversive que toute réforme institutionnelle, qui postule par définition une certaine acceptation du cadre social. Le rebelle contre-culturel dépasse ainsi Marx sur sa gauche, s'assurant par là la conscience de sa supériorité et profitant par surcroît d'une vie joyeusement irresponsable. La théorie de la contre-culture permet en effet de confondre déviance et dissidence: si le dissident est celui qui, comme Gandhi, refuse d'appliquer certaines règles dans l'espoir d'en promouvoir de plus justes, tout en acceptant d'avance le châtiment que lui vaudra son acte, le déviant est celui qui rejette les règles parce qu'il n'a pas envie de les appliquer. Or voici que refuser de céder sa place à une vieille dame dans l'autobus prend un sens, devient subversif, donc, pratiquement, héroïque!

Toute la première moitié du livre est consacrée à démonter les fondements de cette idéologie contre-culturelle. Les auteurs proposent deux clés de compréhension principales: Hobbes et la théorie des jeux répondant à Freud, Jean-Baptiste Say et Thorstein Veblen contre Marx.

Freud contre Hobbes, ce sont deux idées de l'état de nature pré-social: pour Freud la civilisation est obtenue par une contrainte intériorisée des pulsions animales et, par là, induit la névrose et exclut le bonheur. Freud en déduit que la nature humaine est profondément violente. Hobbes, quant à lui, voit dans la violence des interactions pré-sociales un simple problème d'action collective, comme les a étudiés la théorie des jeux, et n'estime donc pas que cette violence soit particulière à la nature humaine. Tout le monde a intérêt à la paix, mais dans la mesure où celle-ci n'est pas garantie, il vaut mieux attaquer le premier, ce qui est le modèle classique de la course aux armements. Le contrat social est l'équivalent d'un traité de non-prolifération. Hobbes affirme par là le rôle positif de la contrainte sociale. Mais la contre-culture est irriguée par une lecture de Freud d'ailleurs excessive, puisque Freud n'a jamais incité à préférer l'état de nature à la civilisation. Cela s'exprime dans la prolifération de héros "transgressifs" qui, comme dans American Beauty, retrouvent l'accord avec leur vraie nature en séduisant les amies de leur fille et en versant de la bière sur leur canapé neuf. Naturellement, le problème de ce genre de transgression est que, pour être momentanément jouissive, elle n'est guère explicite sur le modèle "post-social" que la contre-culture appelle de ses voeux.

Rejetant la société comme forme d'organisation et donc la politique comme moyen d'action, la contre-culture ne va pas cependant jusqu'à prétendre éliminer la consommation comme moyen de subsistance. La consommation reste, de fait, le seul comportement qui puisse avoir un sens, conforter ou saper les règles. Elle constitue la seule relation accessible avec les méchants manipulateurs du "système" (les industriels, les capitalistes, les gens du marketing) et peut donc être inversée et utilisée pour déstabiliser le système. Les conceptions sous-jacentes sont inspirées de Marx: aux contradictions internes au capitalisme, les capitalistes répondent en stimulant la demande, pour des voitures de plus en plus grosses par exemple. Ils sont trahis, heureusement, par le phénomène de la demande de masse: n'y a-t-il pas en effet une coïncidence suspecte entre le fait que tout le monde achète la même chose et le fait que la production en série est la méthode capitaliste pour abaisser les coûts et augmenter le profit? à ce raisonnement, les auteurs de Révolte consommée opposent la bonne vieille loi des débouchés de Jean-Baptiste Say pour montrer qu'en y intégrant la monnaie comme une denrée, on se débarrasse des "contradictions internes au capitalisme" - et, du même coup, de l'idée paranoïaque d'un "système".

Par ailleurs, les auteurs pointent l'erreur qui consiste à assimiler société de masse et société de consommation. Si les consommateurs privilégient les produits de masse, c'est bêtement qu'ils sont moins chers; mais dès que l'on entre sur le marché des biens "positionnels", ceux qui ne valent que parce qu'ils ne sont pas en même temps consommés par d'autres (comme la vue depuis un appartement sans vis-à-vis), apparaît un hiatus majeur entre société de masse et société de consommation. Les consommateurs cherchent, dès qu'ils en ont les moyens, à se distinguer, à jouir de ces "biens positionnels": cette attitude apparaît dans le domaine culturel où ce qui est "in" est ce que peu de gens comprennent ou connaissent. Le standard est moche! pourquoi? simplement parce que la c'est la rareté qui rend beau, et pas le contraire. C'est le phénomène de consommation compétitive décrit par Thorstein Veblen. Et c'est aussi le sens du titre du livre: ce sont les gens qui refusent la consommation de masse qui stimulent en fait la consommation et l'innovation. Les rebelles sont "récupérés par le système", selon une formulation qui leur appartient.

La seconde partie du livre développe les traductions de l'idéologique contre-culturelle dans les comportements, en matière d'écologie, de médecine ou d'habitudes vestimentaires, en remettant régulièrement l'accent sur le péché capital de la contre-culture: elle disqualifie le réformisme qui s'appuie sur les institutions existantes (par exemple, l'instauration de marchés de droits à polluer, ou bien les discussions de l'OMC), sans rien proposer d'opérationnel en échange. En conclusion, les auteurs se défendent de toute attaque contre Nirvana ou contre les carottes biologiques: leur propos n'est pas culturel, il est politique. Ils entendent rappeler que la solution aux problèmes sociaux se trouve dans la régulation des interactions sociales (à travers le savoir-vivre, la fiscalité et l'encadrement des marchés, entre autres) et non dans une conscience élargie du monde et dans le rejet méthodique de toute règle. Et c'est une lecture qui me paraît parfaitement saine, comme toutes celles qui tendent à rappeler qu'il n'y a pas de souverain bien en dehors de l'homme social - pas de Dieu, pas de lendemains qui chantent, et pas de fraternité "au delà de la barrière des espèces" (sic) avec les myosotis, les baleines et les coccinelles. Prétendre le contraire constitue, de mon point de vue, une trahison du genre humain (et, de ce fait, un point de vue insoutenable par un être doué de raison, sauf s'il est Martien).

Révolte consommée, Joseph Heath et Andrew Potter, 2004
Trad. Michel Saint-Germain et Elise de Bellefeuille

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