dimanche 22 novembre 2009

Lettre d'une inconnue

Lettre d'une inconnue est la complainte d'une femme trois fois inconnue: tombée amoureuse très jeune d'un homme auquel elle n'a jamais parlé, obsédée par lui, elle le rencontrera encore deux fois et en aura un enfant, sans que jamais il ne la reconnaisse.

La nouvelle est remarquablement écrite, avec le vocabulaire et les tournures de l'obsession; toi et moi, feu et glace, lumière et obscurité renvoient sans cesse l'un à l'autre. Elle est savamment structurée par l'utilisation de thèmes refrains, tels que celui du bouquet de roses. Il s'agit surtout, et c'est tout son intérêt, d'une oeuvre dérangeante en ce qu'elle rapproche le sublime de l'abject, nous renvoyant ainsi tous à nos propres amours et à la question de savoir si tout sacrifier à sa passion est un acte de dignité et de clairvoyance, le propre de ceux qui vont à l'essentiel, ou un abaissement et une abdication de la raison, sans justification ni contrepartie.

J'ai eu d'abord l'impression (pour moi déplaisante) que l'auteur penchait vers une sorte d'admiration pour son héroïne. Ce sentiment est renforcé par les résonances christiques qu'évoque l'histoire de l'inconnue: comme le Messie que le Diable a tenté au désert, l'inconnue aurait pu, sans doute, tourner le dos au sacrifice et choisir de régner en ce monde - elle aurait pu sortir de son silence, se reconnaître faible, et peut-être tout aurait-il été possible. Mais, trois fois reniée, elle accepte l'obscurité et l'oubli, avec un unique sursaut qui évoque un "Lama Sabacthani". Assimiler la passion et la Passion apparaît comme une façon de grandir les émois humains, si, du moins, on accepte l'idée chrétienne selon laquelle le souverain bien est hors de l'homme et dans l'abandon de sa raison. Comme, en ce qui me concerne, je ne l'accepte pas, j'en suis venue à me demander si ce parallèle n'était pas, plus subtilement, une façon de ramener la foi à une forme d'hystérie.

Bref, comme chacun voit midi à sa porte, il me semble qu'on peut aussi lire la Lettre d'une Inconnue comme un plaidoyer infiniment habile pour l'humanisme et la raison. Tellement habile, d'ailleurs, qu'il en manquerait sa cible une fois sur deux. En tous cas, c'est certainement une oeuvre puissante que celle qui, en quatre-vingt pages, contient la Vérité des uns et la vérité des autres.

Lettre d'une inconnue, Stefan Zweig, 1927
Trad. Alzir Hella et Olivier Bournac

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