samedi 28 novembre 2009

Château d'Ombres

Château d'Ombres est un roman d'une richesse d'autant plus extraordinaire qu'à vue de nez, il ne s'y passe rien. Un voyageur passe quelques semaines chez deux paysannes, à l'entrée du parc d'un château mystérieux; il y observe les promenades agitées des habitants du château, y participe à une fête costumée, puis il s'en va. Cette intrigue squelettique permet en fait au roman d'explorer un rêve, dans ce que le rêve a de puissamment réel et de profondément frustrant.

La réalité, la matérialité du rêve, on s'y immerge grâce à une langue infiniment riche et diverse, aux échos proustiens dans son attention aux textures, aux degrés de transparence et d'opacité, à la géométrie picturale des paysages; on s'y immerge d'autant plus que cette langue est d'abord celle de l'élément liquide qui noie le dormeur et coule autour de lui, dans une sensation qui est je crois familière à plus d'un rêveur. Je ne résiste pas à l'envie de citer un passage qui se situe au début de la première nuit à l'entrée du parc: "Le parc coulait comme un ruisseau à travers la fenêtre ouverte, baignait les meubles, ruisselait jusqu'à mon lit. L'odeur de l'herbe se glissa jusqu'à mon oreiller. Une fraîcheur baignait ma tête. Je crus être couché sur une pelouse. Quelque part dans la maison, une grande horloge battait le ressac du temps, et l'on ne savait si l'on écoutait son propre coeur ou le bercement des vagues contre un quai". Que d'eau, que d'eau... et comme on s'y roule à plaisir. Ce n'est pas un hasard sans doute si le théâtre d'eaux est le lieu où le narrateur goûte les instants les plus innocents de ses promenades.

Cette réalité, on s'en aperçoit vite, suit une échelle de vigueur et de complexité inverse de celle de la vie éveillée. J'entends par là que les pierres du parc, notamment les statues, sont paradoxalement pleines de vie: ce sont elles d'ailleurs qui accueillent le narrateur dans le parc à sa première visite, puis de nouveau lorsqu'après la fête le narrateur désorienté, ayant effleuré les secrets du château sans les pénétrer, se réveille en automne. La végétation elle aussi moutonne, luxuriante, expressive: les pensionnaires du surintendant des jardins ou le jeune peuplier qui écoute le joueur de flûte sont presqu'aussi humains que les statues. En revanche, les animaux sont rares et transparents: pas d'oiseaux, un chien aux yeux vides et un cheval mécanique qui arpente le parc sans fin. Quant aux humains, ce sont des figures de cartes, malgré les liens de violence, d'amour et de haine qui les unissent. Leurs noms et titres mêmes en témoignent, germaniques pour les maîtres, italiens pour les saltimbanques, et français pour les petites princesses, tandis que le gentilhomme philosophe est, bien sûr, anglicisé. Ils ont des absences, un "mur de verre" les sépare du narrateur: bien sûr, ils ne sont que les ombres d'une lanterne magique.

De là sans doute la frustration du rêveur qui cherche dans ces fantômes la clef d'un mystère qui ne peut que se dérober puisqu'il n'y a en eux rien de plus que lui-même. Le rêve est aussi dans une topographie qui se dérobe, labyrinthe autour du labyrinthe, et dans les hoquets de la raison du rêveur. Des terreurs subites, qu'il ne s'explique pas, des absences, pour lui aussi: comment en vient-il, quand il gravit la tour, à être surpris de la présence d'un cavalier dont le cheval broute au bas des murs? comment peut-il se trouver après des heures d'errance dans la grotte à l'entrée du jardin chinois?

Après avoir tourné la dernière page sur ce Château d'Ombres qui évoque tour à tour Sylvie ou le Grand Meaulnes, j'ai commis la même erreur que le narrateur. Pour comprendre le livre, j'y suis retournée, je l'ai découpé, j'en ai recherché le sens à travers la structure. Et cet exercice si éclairant pour beaucoup de romans est resté, bien entendu, parfaitement vain. Si le sens du rêve était dans sa logique, cela se saurait.

Château d'Ombres, Marcel Brion, 1942

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