mardi 10 novembre 2009

Mandragore

Je n'ai pas vraiment aimé Mandragore, qui est un roman outrageusement allemand: tout y est excessif, de la longueur des phrases au nombre des adjectifs, de l'abjection des personnages à l'ambiance romantisante et dépourvue d'humour. Cependant, c'est aussi un roman remarquablement bien construit, et sans doute bien écrit, si l'on apprécie le style fleuri.

La Mandragore éponyme est issue de l'imagination fertile de Frank Braun, jeune homme essentiellement occupé à jeter sa gourme; c'est lui qui conçoit le projet de féconder une prostituée avec la dernière semence d'un condamné à mort (oui, je sais). Son oncle, puissant et respectable vicelard adonné aux expériences de vivisection, est suffisamment émoustillé par l'idée pour la mettre en oeuvre et adopter le fruit de l'expérience. La petite Mandragore, d'emblée antipathique, grandit ignorante du secret de sa naissance, exerçant sur son entourage un ascendant cruel, apportant la chance à qui la possède et la mort à qui l'approche de trop près.

La puberté augmente évidemment l'emprise de son charme androgyne et vénéneux; mais c'est aussi pour elle la croisée des chemins, car elle passe sous la tutelle de Frank Braun, en tombe amoureuse et apprend l'histoire de sa conception. Gravement ébranlée (on le serait à moins), elle nourrit alors pour Frank Braun des sentiments puissants et contradictoires où se mêlent le désir de vengeance, la soif de possession et la terreur à l'idée de détruire son amant involontairement.

L'histoire se déroule sur fond de société interlope où s'ébattent des comtesses douteuses, des avocats véreux, des étudiants perpétuels et d'inutiles officiers. Les lois et les règles qui régissent ce monde apparaissent désuètes et purement conventionnelles, terrain de jeux pour des personnages décadents: tout cet arrière-plan dessine un monde en décomposition dans les crevasses duquel les "forces du mal", avec lesquelles on a pu faire plus ample connaissance vingt ans après Mandragore, commencent à passer leur gueule dentue. L'introduction de François Truchaud sur ce thème de l'éclosion des forces du mal est d'ailleurs tout à fait intéressante.

Ce qui fait la force de Mandragore, outre cette lecture évidemment un peu facile a posteriori, c'est son thème qui réintroduit plusieurs mythes - celui de la mandragore bien sûr, celui de Frankenstein, créateur détruit par sa créature, celui de la sirène qui perd sa nature, à grande douleur, quand elle cède à l'amour d'un homme - dans un contexte non pas magique, mais teinté de cette ambition pseudo-scientifique fuligineuse qui caractérisait l'époque et que l'on retrouve tant dans les théories de la race que dans le matérialisme historique. Cette transposition devrait sans doute rendre plus facile d'adhérer à l'histoire, qui ne fait jamais explicitement appel au surnaturel; ceci étant, le roman reste furieusement métaphorique, et ne suscite pas le sentiment d'expérience. Plus qu'un roman, il est en fait lui-même un récit de l'ordre du mythe.

Mandragore, Hanns Heinz Ewers, 1911
Trad. François Truchaud

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