vendredi 16 octobre 2009

J'ai choisi la liberté

Commenter le livre de Victor Andreïevitch Kravchenko est un exercice assez vain puisqu'il a été l'occasion, lors de sa parution en 1947, d'une campagne de diffamation suivie d'un procès célèbre pendant lequel se sont affrontés, dans un cadre judiciaire qui n'était certes pas à la mesure du sujet, les compagnons de route - fermement appuyés par l'Union Soviétique - et les enfants perdus de l'idéologie dont la plus connue restera Margarete Buber Neumann (auteur de Prisonnière de Staline et d'Hitler, dont Todorov nous garantit allègrement qu' "on sort de la lecture de ses livres un peu plus confiant dans les ressources de l'espèce humaine").

Bref, quelques mots tout de même: d'abord pour constater que ce livre est un document assez rare sur le monde soviétique vécu de l'intérieur - de fait, on ne manque pas de textes puissants sur le Goulag par des témoins directs, mais les anciens membres du Sovnarkom sont généralement moins diserts. Evidemment, Kravchenko n'est pas historien et il a écrit son livre sous pression; pour autant, ce témoignage qui concerne la société "libre" et non celle du Goulag est parfaitement fascinant pour ce qu'il dévoile des règles qui la régissent. Particulièrement marquant est le fait que les camarades membres du parti les moins naïfs - comme Kravchenko après son passage en Ukraine pendant la famine - sont conscients, sur le moment même, des mécanismes qui ont mis longtemps à être mis au jour par les observateurs: le jeu des procès et des purges, la réécriture de l'histoire, le double langage... Cette distanciation immédiate compense en un sens l'absence de distanciation de Kravchenko avec sa propre histoire, son incapacité assumée, jusque dans la construction extraordinairement convenue de son livre, à décrire autre chose que cette histoire. C'est ce qui permet de comparer ce livre à un autre texte fascinant sur le communisme (pas réédité non plus, malheureusement): Maurice Thorez, vie publique et vie secrète, écrit par Philippe Robrieux, historien et communiste repenti, lui-même acteur de l'appareil communiste français sous Thorez dernière période. Il n'y a guère que ces témoins de l'intérieur qui soient en mesure de démonter les rouages de la machine communiste.

Cette question du témoin de l'intérieur, autrement dit, forcément, du renégat, du traître, est frappante quand on a lu le livre et qu'on s'est documenté sur le procès. L'un des arguments imaginés pour saper la crédibilité morale de Kravchenko par Joë Nordmann, l'avocat des Lettres Françaises attaquées en diffamation par Kravchenko, est le suivant: supposez Déat écrivant un livre sur la France et s'appuyant pour défendre son point de vue sur le témoignage d'anciens de la LVF...Kravchenko est un traître, comment peut-on le croire un instant? Kravchenko lui-même n'aura cessé, dans son livre, de se défendre préventivement contre cette accusation dont on sent qu'elle lui pèsera lourdement sa vie durant. Le traître à sa patrie est une figure universellement haïe; il obéit forcément à des motifs indescriptiblement mesquins. Et pourtant, la patrie ne devrait-elle pas d'abord se regarder dans les yeux du traître pour comprendre comment la trahison est possible? Il me semble, à entendre l'écho du torrent d'invectives déversées sur Kravchenko (et sur Déat, qui ne m'est pas autrement sympathique) que pour pousser à la trahison un homme d'action et de conviction il faut que la patrie ait elle-même failli. Hors la vie ou la liberté, quand elles sont menacées, que peut-on gagner par la trahison qui compense ce que l'on perd, histoire, racines, amis, estime de soi? à cette aune, imaginer une trahison purement crapuleuse est ridicule, et donc la trahison ne peut pas conduire à mettre en cause le sens moral du traître. Bref, je m'éloigne un peu du sujet, mais je me demande comment cette question de la trahison serait traitée aujourd'hui, maintenant que la guerre s'éloigne dans nos rétroviseurs.

Autre sujet de réflexion ouvert par l'histoire, écrite et non écrite, de Kravchenko: le fait qu'il n'a convaincu personne. Bien que cette question soit totalement oiseuse, je me demande si j'aurais été convaincue, à l'époque. D'un gentil trop gentil, ne se dit-on pas toujours qu'il cache quelque chose, surtout quand c'est lui qui raconte l'histoire? Cet épisode, et toute l'histoire du communisme d'ailleurs, est assez perturbant car il met en question l'idée de "vérité". Plus précisément, je me demande quel autre moyen que l'expérience directe aurait pu révéler sur le moment la nature du "socialisme dans un seul pays". Question oiseuse, là encore. Mais alors quelle leçon, finalement, peut-on tirer de la catastrophe communiste? Pourquoi tous ces gens sont-ils morts si on n'arrive même pas à en sortir une conclusion intelligible et opérante?

J'ai choisi la Liberté, Victor A Kravchenko, 1947

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