vendredi 2 octobre 2009

La Peste

Il y a une semaine ou deux Le Monde, Le Figaro ou les deux fournissaient gracieusement une liste de livres pour les temps d'épidémie. Parce qu'on a le temps de lire quand on est couché avec une fièvre de cheval? Pour se mettre dans l'ambiance? peu importe. Docile, j'ai obtempéré et j'ai relu La Peste.

Dans les livres les plus réussis que j'ai lus, il en est une bonne partie que je n'ai ni compris ni appréciés à douze ou à seize ans. La recherche du temps perdu m'est tombée des mains, je n'ai pas fini Le Guépard (pourtant pas bien long), les états d'âme d'Anna Karénine m'étaient obscurs et la politique dans le Rouge et le Noir m'a semblée superflue. Heureusement, on a le temps de relire.

Sur La Peste cependant, je n'ai pas changé d'avis. La Peste, c'est mortel. On s'y ennuie d'un bout à l'autre, les personnages sont bidimensionnels (dans le meilleur des cas), et même la mort affreuse et interminable du petit garçon du juge ne nous remue pas. Pourtant, c'est bien écrit, et l'ambiance de la ville lazaret est fort prenante. Et puis, il n'y a guère de phénomène plus brutalement fascinant que la seconde guerre mondiale, l'occupation et le génocide qui sont transposés dans l'oeuvre sous la forme d'une épidémie, avec quelques passages saisissants de transparence comme celui qui, à la fin du livre, évoque une époque d'enfermement, de terreur, et de fumée grasse vomie chaque nuit par les fours qui dévorent les cadavres. Cette transformation de l'ennemi conscient en bacille aveugle est intéressante car elle renvoie d'un mal pensé et voulu à un mal naturel, sans visage ni volonté. Le décalage offre un large champ de réflexion philosophique sur le mal, sur le sens des vertus humaines, et sur la place de l'homme au sein de l'absurdité du monde. De ce point de vue, l'oeuvre est tout à fait réussie.

Mais le problème, c'est que ce n'est pas du tout ce qu'on lui demande! faire oeuvre philosophique, c'est-à-dire abstraire un questionnement de l'expérience humaine (celle de l'Occupation par exemple), c'est faire le contraire d'un roman. L'effort du roman, le critère de sa réussite, c'est la concentration de cette expérience, sa réduction à l'expérience essentielle et non, à l'inverse, à un principe dégagé de toute expérience. Voyez Ivan Denissovitch, voyez Madame Bovary, voyez le Winston Smith de 1984: à chaque fois, c'est l'expérience d'un contexte historique et social vécu jusqu'à la moëlle, pétri dans une personnalité avec laquelle le lecteur sympathise, au sens le plus fort de ce verbe. A côté de ces voyages littéraires, l'effort de Camus, comme ceux de Sartre ou de Beauvoir, pour incarner une question métaphysique dans des personnages irrémédiablement falots apparaît bien naïf, à l'image - est-ce une coïncidence? - de la vie de ces intellectuels passés systématiquement à côté de leur époque, de la Résistance ratée à l'aveuglement anti-anticommuniste.

Je n'ai pas encore lu Un coeur intelligent de Finkielkraut, mais il m'a semblé qu'une part de son message tenait à ce que la condition humaine n'est un champ d'investigation philosophique qu'après avoir été perçue sur le mode de l'expérience, et que c'est la noblesse du roman que d'aider son lecteur à se forger ainsi cette intelligence du coeur. D'ailleurs, ironie de la chose, c'est cette conviction que l'existence est prééminente sur l'essence qui a égaré les existentialistes dans leurs vasouillages littéraires.

Conclusion: dans un livre, ce qu'il faut, c'est des personnages. Ou au moins un. En dessous, c'est insuffisant.

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