A chaque printemps, j’ai une poussée de Musset : la Chanson de Fortunio, qui n’a pourtant aucun rapport avec quelque saison que ce soit, resurgit de ma mémoire aux premiers beaux jours. Chanson bien nommée, car Fortunio chante en effet, avec des tournures vaguement archaïques qui le parent du charme d’un passé courtois et vague, sa peine et son amour. Mais il a beau être triste, sa chanson est gaie, prise dans le balancement des vers alternés de huit et quatre syllabes, si courts que la rime suffit à colorer tout un vers. La rime en é, un peu étouffée, court sur tout le poème et répond aux claires rimes en i ou en ir ; ce sont des rimes riches et denses, annoncées qu’elles sont par un rythme symétrique (que je die/ pour ma mie, ignorée/ déchirée, fantaisie/ faut ma vie…) : et cette musique, et ce joyeux début par lequel Fortunio convoque un auditoire imaginaire et s’affirme aussitôt comme un gai compagnon ravissent aussitôt le lecteur.
Ce n’est qu’à mi-chemin que, sans que le rythme en soit troublé, la douleur apparaît, quand la fantaisie de la belle rime soudain avec la vie de Fortunio. Dans la quatrième strophe seulement on l’entend se lamenter ; mais poliment la cinquième strophe recouvre cette plainte d’un retour aux mots du début (qui j’ose aimer/ sans la nommer). Fortunio est triste à mourir et cependant sa peine et son secret sont choses légères, comme lui-même promené par la fantaisie de sa belle. Comment d’ailleurs se prendre au sérieux quand on vous traite si mal ?
Son secret est devenu sa raison d’être, il le chante, il en mourra : et de la belle, on ne saura rien que sa blondeur, à vrai dire fort commune, mais si blonde ! Blonde à la rime, qui déroge à la succession des « i » et irrigue ainsi toute la strophe : blonde dorée de cet or des blés que l’on entend aussi dans le verbe adorer… Et sans doute aussi rose comme une fleur fermée – la rose, cette fleur du secret – d’un rose non dit mais pourtant entendu dans le « j’ose ».
Au demeurant l’aimée est au fond absente de la chanson ; ce n’est pas « elle », c’est « vous » le personnage important, car le secret réclame un auditoire auquel il se refuse et sans lequel il n’existe pas. Dans ce secret, la longue lamentation du romantisme retrouve sa dignité, et la chanson de Fortunio finit par évoquer un duel d’honneur dans lequel on meurt mais, parce qu’on meurt en public, on meurt gaillardement, sans offenser la bienséance ni les conventions. La politesse, cette vertu si peu romantique, trouve ainsi en Fortunio un héraut imprévu, et c’est ainsi qu’à chaque printemps je suis émue par la musique si légère d’un cœur si lourd.
Chanson de Fortunio, in Poésies nouvelles, Alfred de Musset, 1836
mercredi 24 mars 2010
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