jeudi 11 mars 2010

Elephant

Inspiré par le massacre de Columbine, Elephant filme quelques séquences d’une histoire analogue et suit indéfiniment une demie douzaine d'adolescents à travers le labyrinthe de verre des couloirs de leur lycée, jusqu’à la boucherie finale. En exploitant intelligemment certains procédés de mise en scène, le film crée une expérience apaisante et glaçante de plongée hors de soi, dans une enfance dangereuse et désarmée.

L’enfance est celle de ces adolescents montés en graine et privés d’adultes – le seul père qui apparaît dans le film est un échec total en la matière, se conduisant comme l’enfant de son fils. Elle est présente à travers un ensemble de codes, notamment dans les vêtements dont les couleurs primaires et les motifs élémentaires rappellent les jouets du premier âge. Les apparitions d’animaux (taureau, tigre, chien, et l’éléphant du titre) et les scènes de jeu renforcent cette dimension. Elias le photographe agitant méthodiquement une boîte métallique pour développer sa pellicule évoque un très jeune enfant absorbé dans le mouvement d’un hochet, scène pacifique à laquelle répond celle où Eric joue au shoot-em up dans la chambre d’Alex. Ces rappels de l’enfance soulignent la spécificité du lycée, monde clos où les adolescents continuent à jouer tout en mimant les dimensions sentimentales, sociales, techniques ou professionnelles d’un monde adulte (au travers de la relation entre Nathan et Carole, des activités d’Elias, du groupe de discussion sur l’homosexualité, du travail de Michelle à la bibliothèque…)

Le sentiment d’immersion dans un univers d’enfance vaguement amniotique est soutenu par le son qui fait l’objet d’un traitement particulier, très subjectif, entourant les personnages de bulles sonores qui disparaissent momentanément quand ils entrent en conversation, ou traversant les toits du lycée pour y faire pénétrer des bruits d’oiseaux. L’image également est mise à contribution, certaines scènes étant filmées en rond, dans un mouvement de caméra qui balaie lentement l’espace à 360°. Les transparences brouillées des couloirs du lycée contribuent à créer une sensation de pesanteur liquide et d’irréalité. La caméra suit les personnages sans commentaire, souvent de dos, pendant de très longues déambulations qui aboutissent toujours aux mêmes lieux, aux mêmes scènes, vues par l’un ou l’autre des adolescents : cette construction accentue l’effet d’immersion et d’enfermement dans le labyrinthe du lycée tout en lui superposant un labyrinthe temporel.

Ces parcours des lycéens, leurs conversations, leurs activités sont pour l’essentiel dépourvus de sens au regard de l’histoire du massacre. Par là, Gus Van Sant suggère l’épaisseur propre du contexte, son existence irréfutable, en l’absence même de sens ; il affirme la vanité de toute explication au massacre, la consubstantialité de l’évènement et de l’environnement. Averti du dénouement, le spectateur n’identifie immédiatement ni les meurtriers, ni les victimes. Le film lui offre bien quelques pistes : l’absence des parents, une sexualité juvénile mal définie et mal assumée, le rejet du meurtrier par ses condisciples, les jeux vidéo violents, l’accès aux armes à feu achetées par correspondance. Mais c’est pour les reprendre aussitôt de l’autre main et tenter de brouiller à nouveau le schéma : John aussi a un père démissionnaire, Michelle est souffre-douleur de ses camarades… Je regrette en fait qu’ici le film ne respecte pas jusqu’au bout ses partis-pris : seuls Alex et Eric cumulent les facteurs d’instabilité, ce qui les désigne pour commettre un massacre. Une totale ressemblance, une substituabilité des victimes et des meurtriers aurait mieux encore interrogé le spectateur sur la nature même de leur univers.

Elephant, Gus Van Sant, 2003

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