Les romans d’Annie Ernaux racontent sa vie avec une impudeur qui hameçonne le lecteur. La honte, La place, La femme gelée évoquent la révélation progressive de la condition féminine et le milieu populaire de son enfance, dans lequel s’enracine son sentiment de déclassement et d’étrangeté. Ecrits à la première personne, ils opèrent la transmutation que l’on attend toujours d’un nouveau livre : le lecteur boit cette autre vie qui lui est offerte, d’autant plus avidement qu’elle lui est étrangère. Cela n’empêche que l’on retrouve chez cette autre, sous des dehors et des circonstances radicalement différentes, certaines expériences partagées : par tous ceux qui ont eu des parents, des enfants, un mari – et c’est bien là-dessus, sur ce partage de ce qui fait l’individu à son niveau le plus élémentaire, que fonctionne l’œuvre d’art en général.
Les années est conçu de façon toute différente. Si la matière première est la même, toujours cette vie étrangère au lecteur, le parti-pris étonnant et sans doute audacieux d’Annie Ernaux est ici de fondre l’altérité dans un collectif. Ecrivant à la troisième personne, elle s’efforce de s’éloigner d’elle-même – cette « elle » d’avant – autant qu’elle se rapproche d’un lecteur qui partage les mêmes souvenirs contingents : slogans publicitaires, mai 68, élection de Mitterrand, 11 septembre. L’opération permet un intéressant travail sur la mémoire : comment se souvient-on de ce dont on se souvenait, comment s’assimile-t-on à celle que l’on était ? Malheureusement, elle a surtout pour effet de dissoudre le noyau dur d’être – donc d’être autre – dans un flux permanent d’identité. Le sujet de la narration, dissocié de la narratrice, s’émiette au fil des motifs récurrents (photos, repas de famille) où se marque autant la continuité de son regard et de sa mémoire que l’absence de sa personne.
L’expérience était intéressante, mais elle est donc ratée, de mon point de vue. On s’ennuie, et il ne reste la dernière page tournée pas grand-chose de ces soixante et quelques années : ce qui est peut-être la vérité ultime de l’existence, mais à quoi bon la chercher dans un livre alors qu’on est tous appelés à l’éprouver ?
Les années, Annie Ernaux, 2008
lundi 22 mars 2010
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