samedi 6 mars 2010

Partie sans dire adieu

J’ai dû lire huit ou neuf romans d’Ann Rule, toujours avec le même plaisir pervers. Ann Rule est une spécialiste américaine du « true crime » ; ancien inspecteur de police, elle écrit ses romans autour de crimes réels dont elle a généralement interviewé les protagonistes. Sauf dans les cas où l’épilogue est bien connu, par exemple dans Un tueur si proche qui raconte l’histoire de Ted Bundy, Ann Rule adopte volontiers un schéma récurrent : le livre s’ouvre sur la découverte du crime, dont la victime et ses proches sont présentés rapidement comme si on les rencontrait à ce moment ; puis le déroulement suit celui de l’enquête et de l’instruction, tout en ménageant de fréquents retours dans un passé d’abord ancien, puis de plus en plus proche du meurtre. Le livre se termine sur la condamnation du meurtrier.

Les crimes qui attirent l’attention d’Ann Rule se déroulent dans le cercle familial étroit : c’est une femme qui tente d’assassiner ses enfants, une autre qui empoisonne son mari, un homme en instance de divorce qui règle son compte à sa future ex… Ses meurtriers sont sans exception diaboliquement manipulateurs, utilisant les faiblesses de leur entourage, se posant en victimes et n’exprimant à aucun moment l’ombre d’un remords. De là vient l’un des plaisirs que procure Ann Rule à son lecteur, parce que l’on finit par être sidéré, non pas de l’immoralité, mais bien du culot de ses meurtriers, et par y trouver une certaine jouissance. A les voir enfin confondus, on ne se dit pas tant « justice est faite » que « na na nère ! ».

Un autre élément paradoxalement plaisant vient du style d’Ann Rule, sans doute un peu influencé par son expérience d’inspecteur. Elle ne peut pas écrire tout platement qu’un quidam est allé faire des courses ; si elle sait qu’il a pris un pack de bière et deux kilos de tomates, elle nous en fait immédiatement profiter. Cela pourrait être extrêmement ennuyeux si ce n’était pas si exotique. Portons-nous des nuisettes en satin vert pâle, ou des gilets de chasse orange ? Faisons-nous à nos enfants, quand nous souhaitons les maltraiter, des sandwiches au beurre de cacahuètes pour toute pitance ? Baptisons-nous nos filles Patti ou Cinnamon, ou nos fils Barton ? Non, certes. Quel vent de fraîcheur, du coup, dans cette lecture !

Ce qui est étonnant, c’est qu’apparemment Ann Rule est incapable de percevoir le comique qui naît de sa démarche. Elle présente, au fil des romans, la famille – américaine, puisque c’est de cela qu’il s’agit – comme un nid de serpents abritant toutes les perversions ; et cependant elle écrit en totale adhésion aux stéréotypes américains les plus éculés (et d’ailleurs les plus fidèles, je suppose) sur la vie privée. Il n’y a jamais chez elle une trace de second degré. Pour jeter une lumière positive sur une jeune fille, elle signale qu’elle est chef des pom-pom girls et qu’elle aime faire de la pâtisserie (ses meurtrières ne font pas la cuisine) ; un brave type sera bricoleur et pas trop bavard (les maris tueurs sont des acheteurs compulsifs passionnés de voitures). Quant aux enfants, ce sont immanquablement des êtres de pure lumière. La famille théâtre de violence n’est jamais source de cette violence : tous les timbrés manipulateurs l’étaient avant de convoler (grâce, il est vrai, à un probable traumatisme lié à des parents indélicats). C’est peut-être vrai ; cela dit, même avec une expérience limitée de la vie conjugale, on est en droit de douter de sa totale innocuité et de son absence d’effets délétères sur le psychisme des protagonistes.

En attendant qu’Ann Rule explore ces questions, c’est le lecteur qui en est réduit à s’interroger, notamment s’il est nanti d’une femme qui ne fait pas la cuisine, – ou d’un mari égocentrique, beau parleur et très attaché à sa voiture. (Quand les deux cohabitent, il n’y a plus qu’à prendre les paris pour savoir qui va tirer le premier).

Partie sans dire adieu, Ann Rule, 2007

3 commentaires:

  1. conseil de connaisseur : il faut absolument tirer le premier.

    source : expérience personnelle et "Sous le feu, réflexions sur le comportement au combat", p. 47

    (Je t'envoie cet excellent document par mail)

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  2. C'est très bien, ce document, en effet. Je suis tombée ce matin sur cet article sur les méthodes coercitives d'interrogation, il y a des convergences.
    http://www.newscientist.com/article/mg20527501.400-beyond-torture-the-future-of-interrogation.html

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