Les huit nouvelles réunies ici ne constituent pas un recueil, en réalité ; elles n’ont pas été éditées ensemble en anglais. Cela n’empêche pas que l’on puisse trouver une belle unité à ces histoires d’Eve. Car même dans la seule histoire sans personnages, une reprise de la Genèse conduite par un Dieu de plus en plus perplexe, c’est bien encore le personnage d’Eve qui s’inscrit en creux: jamais, paradoxalement, Dieu ne pense à elle en cherchant les causes du tour calamiteux que prend sa création ("OK, le problème ne venait pas des insectes").
Les femmes de Kate Atkinson ont une certaine candeur alliée à un esprit positif, à une incapacité à dramatiser qui les rend sympathiques, même quand elles doivent, pour rester honnêtes, faire parler leurs fantasmes par une autre voix que la leur (celle de la narratrice givrée de Je ne suis pas une Joan). Irrationnelles et pragmatiques, elles assument sans grandiloquence leur mission quotidiennement et humblement créatrice : la Geneviève de On a de la chance de vivre aujourd’hui, au moment de re-créer le monde au moyen d’un épluche-légumes, demande à sa mère « Tu crois qu’on est des dieux ou un truc comme ça ? » (Réponse : « Si c’était le cas, on le saurait, non ? »). Et la Pamela de La lumière du monde accepte sans complexe l’idée qu’elle est le siège d’une immaculée conception et cherche un prénom qui convienne pour le sauveur du monde – qui sera d’ailleurs une fille – avant de s’émerveiller devant des miracles qui sont ceux que prodiguent tous les bébés.
Les femmes de Kate Atkinson sont, comme Skylar dans L’amour à mort ou comme Geneviève, dotées de mères autoritaires et éventuellement perverses. Leurs pères et leurs maris ne cessent d’être un problème que lorsqu’ils disparaissent, au point qu’elles se liguent pour leur résister et les manœuvrer. Dans Affaires de cœur, Franklin, héros pour une fois masculin, sera l’instrument d’une coalition de trois sœurs et de leur mère contre un père haï depuis vingt ans parce qu’il a été cause de la mort de la quatrième sœur (pas question, évidemment, que la petite victime ait été un frère…). Le morceau d’anthologie dans ce domaine est La guerre contre les femmes, qui raconte l’instauration de la Charia en Ecosse vue par une Tina toujours plus prompte à chercher des solutions pratiques qu’à discuter de grands principes, et qui teint des vieux draps en noir pour en faire des burqas au lieu d’aller manifester – car elle n’est « pas très politisée ». Ailleurs, dans On a de la chance de vivre aujourd’hui, dans Le jour de Lucy ou bien sûr dans La lumière du monde, l’homme régresse aux marges lointaines du moment clé : il est éradiqué de la révélation.
Ce recueil de nouvelles dessine ainsi un monde fantasmé par des femmes, dans sa différence radicale avec un monde imaginé par des hommes. Ce n’est pas la peine de me tomber dessus en me traitant de féministe, c’est Kate Atkinson qui l'a écrit, pas moi. Mais je reconnais qu’elles m’ont beaucoup plu, dans leur genre léger, et que leurs héroïnes sont touchantes et comiques. Cela dit, son Dieu ébahi m'est également sympathique: on ne m'accusera pas pour autant d'être bigote, j'espère!
On a de la chance de vivre aujourd’hui, Kate Atkinson, 2009
Trad. Isabelle Caron
lundi 8 mars 2010
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